Conserveries du Quartier Industriel d'Agadir
(de la fin des années 40 jusqu'au séisme de 1960)

 

 

Liste des conserveries du QI dans les années 50

Chaîne de conditionnement du poisson
 
 

 
Avant 1940, à Agadir et dans les petits ports alentour, le poisson subissait une préparation spéciale qui permettait de le conserver et de l'acheminer sur tous les souks de la région. Il était cuit longuement à l'étouffée dans des fours spéciaux (afarno, ifurna) situés sur la plage, puis séché au soleil, salé ou frit à l'huile d'argan.
Il existait une pêcherie à Taghazout au km 20-21 où se trouvait, au dessus de la plage, une douzaine de fours pour préparer le poisson. Il semblerait que de tels fours aient existé à Yachech et que le poisson ainsi préparé (taghroust) était transporté à dos d'ânes ou de mulets pour être vendu dans toute la région.

Les premiers ateliers de salaison à Anza reprirent ce procédé avant que les usines de conserve n'utilisent le procédé d'appertisation.
En France, à partir de 1790, était mis au point le procédé de conservation des aliments par stérilisation à une température comprise entre 100 et 140° C : l'appertisation, du nom de son inventeur Nicolas Appert (1749-1841). Ce procédé révolutionna la consommation alimentaire par ses propriétés en matière de durée de conservation des aliments.
 

 

 
L'histoire des conserveries commença à Nantes en 1824 avec Pierre Colin qui se lança dans la fabrication industrielle de conserves.
En 1850, Nantes fut surnommée la "Capitale de la sardine". Les premières usines furent créées par des artisans charcutiers, traiteurs et confiseurs. Les conserves de sardines étaient alors considérées comme des produits de luxe.
En 1880, près de 200 usines étaient installées sur les côtes de Bretagne et de Vendée d'où provenaient matière première et main d'œuvre.

À partir de 1914, les conserveries subirent une crise en France, ils se tournèrent vers de nouvelles productions ou tentèrent de délocaliser leur fabrication vers des pays où la matière première et la main d'œuvre étaient meilleur marché.

C'est ainsi que la seconde guerre mondiale ouvrit à Agadir des perspectives nouvelles en raison de la pénurie de denrées alimentaires et des difficultés de ravitaillement qui frappaient la métropole. Des industriels français déjà installés au Maroc choisirent Agadir, port de pêche, pour y créer des ateliers de salaison et de fumage du poisson.

La salaison du poisson fit naître une petite flottille de pêche d'une douzaine de bateaux ne dépassant pas 10 tonneaux.

En 1942, Agadir disposait de 16 sardiniers de 6 à 10 tonneaux et de 237 canots de pêche (Colonel Mathieu, p. 301). Cet armement ne servait qu'à la pêche artisanale, avec un armateur qui patronnait lui-même son bateau. Le faible tonnage des bateaux leur donnait un rayon d'action réduit à quelques heures.

En 1946, il n'existait qu'un seul atelier de salaison à Agadir : celui de Raymond Coquard arrivé au Maroc en 1940, animé d'une immense foi dans l'avenir d'Agadir (1950, R. Coquard, Spécial Agadir, Notre Maroc p. 59). Cet atelier sera fermé en 1948 et transformé en usine de conserve.

 Raymond Coquart

 
 

 
Agadir apparut comme un nouvel eldorado. Plusieurs groupes d'industriels français, en majorité bretons et nantais, parmi lesquels de grosses firmes bien connues telles Amieux, Canet, Delory, Saupiquet, s'installèrent à Agadir.
Sur 95 usines de conserves créées au Maroc, plus de la moitié le fut à Agadir où 60 usines nouvelles s'implantèrent de 1947 à 1950.

Néanmoins, le développement considérable du secteur des conserveries ne se fit pas sans difficultés.

En premier lieu, la presque totalité des terrains du lotissement de 45 ha qui avait été réservé par le plan d'urbanisme aux établissements industriels se trouvait entre les mains de spéculateurs qui refusaient de traiter ou proposaient des prix exorbitants (de 10 à 15 F en 1937, les prix atteignaient 800 F le m2 en 1946).
La Municipalité d'Agadir créa alors un lotissement de 180 ha à la sortie de la ville en direction d'Inezgane en rachetant à des organismes locaux 77 hectares qu'elle mit à la disposition des industriels désireux de s'installer à des prix raisonnables (AA N° 35, mai 1961- Problèmes d'Urbanisme au Maroc- Michel Écochard) (Lien N° 3, décembre 1981, M. Pere).
C'est ainsi que fut créé le Quartier Industriel en 1948.


À Anza, le petit quartier industriel qui s'était spontanément mis en place sur la falaise dominant la mer perdurera avec quelques ateliers de salaison et de conserveries.
En 1948, au Quartier Industriel, on comptait déjà 25 usines de conserve modernes dont AMIEUX, COMAN, Pêcheries et Conserveries du Maroc (PCM) et en 1954, une cinquantaine d'usines de conserves, une dizaine d'usines de salaison et une dizaine d'usines de fabrication de sous-produits du poisson (huiles, graisses et farines de poissons).

Les industriels firent construire de beaux bâtiments amples et voûtés qui permettaient de traiter la conserve sur une vaste échelle offrant le maximum de place pour effectuer les différentes opérations dans les meilleures conditions d'aération, et chercher à les rationaliser pour réduire les coûts de production.
 

Réalisations de Truchetet, Tansini, A.Dodin 

Au total, près de 80 usines dotées de matériel moderne, employant 8 à 10.000 ouvrières et ouvriers furent créées dans les 2 secteurs industriels d'Anza (50 ha environ) et du Quartier Industriel d'Agadir-Est (environ 250 ha).

 

 

 
En ce temps-là, il se répétait à l'envie qu'Agadir possédait un des plus riches réservoirs de pêche connus. Le poisson qui était d'excellente qualité représentait une manne quasiment inépuisable (compte tenu des moyens de pêche de l'époque). 

  • De 1948 à 1950, le tonnage global de poisson débarqué et traité à Agadir passa de 12.150 t par an à 21.600 t (Safi 30.000 t).
    L'année 1950 connut une pêche record avec 28.905 tonnes de sardines. Environ 15.000 t furent utilisées par les conserveries qui produisirent plus de 500.000 caisses de boîtes de sardines. Le restant alla à la fabrication des farines sauf quelques petits tonnages qui furent congelés ou emmenés par la route vers le nord du pays.
  • En 1951, l'armement comptait 78 sardiniers, 11 chalutiers, 6 palangriers à moteurs et 507 canots. Les bateaux des 3 premières catégories appartenaient à des français (56), à des européens (6), ou à des marocains (33).
    Il fut pêché 25.000 t de sardines et 1.900 t de thonidés destinés aux conserveries (Marcel Rogier, Service de Documentation Économique, Chambre Mixte Française d'Agriculture de Commerce et d'Industrie, Agadir Guide ESSI, 1954).
  • En 1954, la flottille de pêche comptait 110 sardiniers jaugeant brut 2.150 tonneaux. Le thon était capturé à partir d'une madrague (filet de pêche fixe) de 1.200 m de long établie au km 20 au Nord d'Agadir : Madrague de Bou Irden créée par Vergara-Bucovar (M. Vergara fut Vice-Consul d'Espagne à Agadir). Le port d'Agadir devint sardinier et thonier.
  • En juillet 1955, les conserveries traitèrent 35.000 t à Agadir (Safi 40.000) (colonel Marcel Mathieu, p. 298).

 
 

 
Un des problèmes récurrents rencontrés par les conserveurs fut celui de l'irrégularité des apports en poissons. La sardine n'était pas toujours au rendez-vous aux portes d'Agadir et encore moins toute l'année. Il fallait aller la chercher là où elle se trouvait ou se déplaçait, c'est-à-dire vers Ifni, pérégrinant volontiers au large où les bâtiments espagnols semblaient faire des pêches miraculeuses.
La sardine adulte a cette spécificité de prospérer dans des eaux fraîches de 15/16°, sauf en période de ponte où il lui faut des eaux chaudes de 18 à 24°. Or, les eaux marocaines ne comptaient que trois poches froides : une au nord du Maroc vers le cap Spartel, la plus importante entre le cap Cantin et le cap Ghir (entre Safi et Agadir) et une vers Ifni.
En conséquence, pour accéder aux lieux de pêche qui variaient selon la période de frai des sardines et du déplacement des eaux froides, une flotille adaptée avec du personnel qualifié, capable de s'éloigner des côtes et non de caboter s'avéra indispensable.

Pour faire face à l'absence de poisson à certaines périodes de l'année, les conserveries durent étendre leur activité à d'autres secteurs et alterner les types de fabrication. Les conserveurs firent des confitures d'abricots, de la viande en conserve, des conserves de légumes de la vallée du Souss (petits pois, haricots verts) et de la sauce tomate.
Les conserveurs apprirent à ne rien laisser perdre du poisson, à récupérer les invendus, à valoriser les résidus en les transformant en engrais (matières azotées), farines et huiles de poissons.
On se souvient des odeurs prégnantes de ce qu'on appelait le "guano" autour de ces usines (le véritable guano étant le résultat des déjections d'oiseaux marins).

Certains conserveurs s'équipèrent en matériels spécialisés et établirent en annexe de leurs locaux un atelier supplémentaire de traitement de leurs propres déchets.
D'autres mirent au point la recette d'une fameuse essence d'orient qui permettaient de créer des perles irisées, à partir des écailles de poissons.

Enfin et non des moindres, un autre problème auquel furent confrontés les conserveurs concernait la main d'œuvre féminine dont l'habileté dans ce domaine était essentielle et irremplaçable (dans une conserverie 90 % de la main d'œuvre est féminine). Elle était en nombre insuffisant à Agadir.
En 1947, M. Setout, directeur de l'usine Amieux (siège social à Nantes) et chef de file des conserveurs, se plaignit que certaines usines tournaient à 80 % seulement, faute de main d'œuvre. Des prospecteurs furent envoyés dans les douars environnants avec l'assentiment du général Miquel (commandant de région). Des camions "ramassaient" les ouvrières et les ramenaient le soir dans leurs villages.


En 1948, les usines ne tournaient plus qu'à 40 % faute de pêcheurs pour les chalutiers et faute d'ouvrières pour les conserveries. Malgré cet état de faits, les conserveurs refusèrent de mettre la main à la poche pour loger les ouvrières à proximité des usines. Certains créèrent de minuscules médinas qui ressemblaient souvent à "des cages à lapins" pour disposer des ouvrières "sur le champ" quand le poisson arrivait.
Ce fut la Municipalité d'Agadir et le Service de Santé régional avec la "Toubiba", Dr Marianne Langlais qui permirent de débloquer la situation en créant deux douars de 320 et 140 tentes environ (Col. Mathieu, p. 305) avec un service médico-social et des assistantes sociales, douars alimentés en eau potable par camions citernes puis par canalisations rattachées au réseau général.

Dans les années 50, le nombre des conserveries resta stationnaire. Autour des conserveries se développèrent des entreprises répondant à leurs attentes. Pour répondre aux besoins des conserveurs en matière d'emballage, les établissements de J.J. Carnaud & Forges de Basse Indre créèrent à Agadir une importante usine de fabrication de boîtes métalliques, équipée de chaînes de fabrication ultra modernes. Les Éts Carnaud n'oublièrent pas leur personnel et créèrent pour celui-ci, la petite cité d'habitation Carnaud proche de l'usine.
Des stations d'emballage et des caisseries se mirent en place à côté des conserveries.
 

 

 
Après le séisme, la situation des conserveries se modifia. Des changements de propriétaires, des fusions, des regroupements s'opérèrent. Beaucoup de conserveurs se lancèrent dans la congélation (Espadon, Amieux, Tassergal, Frigéma, etc.) ou dans la fabrication d'autres produits comme Armor (Coca-Cola).
La Conserverie de la Baie fut transformée en imprimerie. L'urbanisation du Quartier Industriel changea.
Des usines furent déplacées dans la nouvelle zone industrielle des Aït Melloul pour répondre à de nouvelles normes de fabrication plus contraignantes en matière d'hygiène et de pollution de l'environnement dans un secteur d'habitation.

En 2013-2014 sur la cinquantaine de conserveries créées au début des années 50 au Quartier Industriel, il n'en restait que six en activité. Les très beaux bâtiments des anciennes conserveries sont pour la plupart à l'abandon. Certains se sont effondrés (Delory). Peu à peu de luxueuses résidences les remplacent, encore entourées des ruines des usines et de terrains vagues.
 

 
La période des conserveries du Quartier Industriel L'Battoir est révolue.