"Quelle ne fut pas ma surprise de
voir parmi mes compagnons de route, dans le coffre à courrier,
mollement allongé, un Marocain. Les lignes dépouillées
et les matériaux sobres de l'avion donnaient à
ce burnous large et flottant, serré à la taille
par une courroie où était passé un poignard
courbe, et à cette face cuivrée sous le turban,
une valeur singulière" (Kessel
dans Vent de sable, 1929).
" Remets tes esprits, me dit gaiement Mimile
(le pilote Émile Lécrivain), c'est notre
interprète, un vieux copain, Abdallah".
Ces interprètes montaient dans les
coffres des avions qui servaient à transporter le courrier
avec leurs vêtements et leur impassibilité. Et la
plupart du temps, roulés dans leur burnous, parmi les
sacs postaux, ils dormaient.
|
Leur puissance de sommeil était telle
que lorsque l'avion qui portait Reine et Serre s'écrasa,
à plein moteur, contre une dune du Sahara espagnol, le
choc terrible ne suffit pas à éveiller leur interprète
et qu'il fallut le secouer pour qu'il revint à lui.
|
Lorsque Mimile eut prononcé son nom, il me regarda
de ses yeux vifs, sourit de ses belles dents blanches et me dit
: "J'aime beaucoup. Aujourd'hui, beau temps, jolie promenade".
Puis, il ferma les paupières et sa poitrine se souleva
régulièrement. (
)
Je sus par Édouard Serre (passager du vol ce jour-là)
qu'Abdallah, une main sous sa tête, l'autre sur son poignard,
n'avait pas bougé durant les 4 heures de vol, raconte
Joseph Kessel (Vent de sable, Vers le Sud, 1929).
Cet interprète s'appelait Abdallah
ben Mohamed, originaire des Aït Baamarane, zone occupée
par les Espagnols et connue sous le nom de Sidi Ifni. Il fut
l'un des interprètes à Agadir qui participa
pendant douze ans à l'Aéropostale avec 6 000 heures
de vol à son actif. Il était embarqué à
Agadir et débarqué à Cap Juby sur la Ligne
Latécoère Casa-Dakar au temps des Breguet 14.
C'était un homme de couleur, très
intelligent, parlant le berbère, l'arabe, le français,
l'espagnol et le hassani connu de tout le Sahara.
Il avait été infirmier avec les pionniers que furent
le Dr Sallard et l'infirmier Pradel à la
Kasbah, dans le 1er dispensaire créé après
la prise d'Agadir en 1913.
Il était musicien et se servait du "loutar"
qui ressemble à une guitare.
En ce temps-là, le Dr Sallard était le médecin
agréé de l'Aéropostale à Agadir.
"Abdallah connaissait les dangers
auxquels il était exposé, mais il s'était
engagé au nom de ces hommes qui voulaient participer au
développement de l'aviation française, au nom du
Maroc, ami de la France", nous
dit Lahsen Roussafi.
Ces douze années furent pleines d'évènements.
Il "tomba" du ciel trois fois avec ses amis ! Il s'en
sortit trois fois avec des blessures ; il avait vu certains de
ses "frères" (c'est le mot qu'il utilisait)
mourir.
En tant qu'infirmier, il accomplissait son devoir.
Ils se retrouvaient, parfois après l'accident, pris en
captivité par des méharistes armés ; et
durant des mois, il leur faisait face en utilisant la langue
hassanie pour obtenir la libération de ses compagnons
grâce aux rançons. Il accomplissait là encore
son devoir.
Au cours des pannes et des descentes forcées en plein
désert et parfois durant des jours en attendant le dépannage
et les secours, l'interprète à l'abri des ailes
de l'avion, sous une chaleur torride, utilisait son instrument
de musique, dansait, et chantait pour que "ses frères"
coéquipiers ne se démoralisent pas. Abdallah remplissait
son rôle.
Lors de ses longues prières sur le sable brûlant,
les pilotes, lui disaient : "Abdallah, pourquoi tu fais
tant de prières ?"
"J'en fais pour vous aussi ! " disait-il ; et
alors, ils respectaient le temps de sa méditation dans
un silence à couper la brume.
Lors d'un atterrissage forcé avec Mermoz,
dans les sables vers Cap Juby, il sauva ses compagnons d'une
mort certaine en parlementant avec les Maures.
En 1934, l'avion dans le quel il se trouvait
eut un accident (accident du Latécoère 28 F-AJPA,
le 26 février 1934 au Sud de Cap Bojador). L'accident
couta la vie au mécanicien et fit cinq blessés.
Abdallah fut victime de fractures du crâne et d'une l'épaule
avec paralysie de la main droite.
Une fois rétabli, Jean Mermoz lui aurait fait cadeau
d'une carte d'accès à la base aéronavale
pour lui permettre de couper les herbes pour son petit mulet.
Il reçut une maigre pension pour l'accident
du travail dont il avait été victime lors du crash
de l'avion dans lequel il se trouvait, le 26 février 1934
(Source Lahsen Roussafi) Il fut aidé par M. Fernand Barutel
en 1955 Président de la Chambre mixte française
d'Agriculture de Commerce et d'Industrie d'Agadir et par M. Loge
en 1959 dans des démarches fastidieuses.
Abdallah ben Mohamed,
né en 1900, demeurait au Douar Ben Sergao à côté
de l'aéroplace d'Agadir.
Vous pourrez lire ici (Cliquez) la page d'hommage rendu à Abdallah ben Mohamed par Lahssen Roussafi :
et visionner ci-dessous la vidéo qui lui est consacrée (Arte) :