Le Service de l'Urbanisme au Maroc (1912-1960)
 
 
 

 Sous le Protectorat français (1912-1956)

À l'aube du XXème siècle, le Maroc ne compte pas 5 millions d'habitants (pour une superficie grande comme la France) comprenant des pasteurs agriculteurs, des pêcheurs le long de la côte, des artisans en corporation et des petits commerçants dans les villes.
La seule ouverture vers l'extérieur réside dans quelques ports aux aménagements précaires d'accès difficiles, le long d'une côte inhospitalière.
Dès sa prise de fonction, le résident Lyautey montre l'importance qu'il attache à l'urbanisme.

 Dès 1914, le Maroc disposera d'un instrument législatif d'importance : le dahir du 16 avril 1914 qui s'appliquera aux villes municipales, définissant les modalités de quatre opérations fondamentales :

      • L'ouverture des voies publiques,
      • La mise en œuvre d'un plan de ville,
      • La création de lotissements par des particuliers,
      • La construction.

Pour une réalisation rapide des projets, deux moyens d'actions sont mis à la disposition des villes : l'un foncier (procédure de remembrement) et l'autre financier par un système très complet de taxes.

 

1ère phase : Prost - Service spécial d'architecture et Service des plans de villes


Grand bâtisseur, le résident Lyautey s'implique personnellement dans la création des villes nouvelles européennes, séparées des médinas, n'empruntant en rien à un souci de ségrégation, très éloigné de sa pensée.
En janvier 1913, Jean Claude Nicolas Forestier (1861-1930), paysagiste (26 ans au service des Promenades et des Plantations de la ville de Paris) est nommé au Maroc sur recommandation du Secrétaire général du Protectorat. Il sera le 1er technicien à travailler sur les Villes Nouvelles, chargé par le ministre des Affaires étrangères, d'étudier les "réserves à prévoir et à constituer à l'intérieur et aux environs des principales villes du Maroc pour y installer dès à présent et en prévision du développement des villes dans l'avenir, des promenades, des jardins publics".

Mais pour le résident Lyautey, la fabrication des villes réclame l'élaboration de véritables plans que seul un professionnel de l'aménagement urbain peut dresser. En fin d'année 1913, il fait appel à Henri Prost.

Henri Prost
(1874-1959), ancien condisciple de l'architecte Tony Garnier à la villa Médicis, est appelé au Maroc grâce à Forestier et sur les conseils de Georges Risler, président de la section d'Hygiène urbaine et rurale du Musée Social dont Prost est un membre actif.

En décembre 1913, Henri Prost embarque pour le Maroc. Il y restera 9 ans.

Lyautey définit la tâche de Prost : Respecter les villes anciennes (sur le plan social et esthétique) et créer des villes nouvelles les plus modernes qui soient (Ragon, T2, 252).

L'ampleur de la tâche à accomplir incite à organiser un service spécifiquement chargé d'examiner les questions relatives à l'aménagement urbain.

Prost devient Chef du Service spécial d'Architecture et Chef du Service des Plans de Villes à Rabat capitale administrative. 
Créé en 1913, le Service des plans de Villes sera chargé des études des centres urbains existants et des villes nouvelles à créer, d'élaborer les plans directeurs, d'aménagements et d'extension, d'en contrôler l'exécution, de procéder à la planification de lotissements urbains, etc.

En 1919, un dahir précise que le Service des Plans des Villes est composé d'un organe directeur chargé de concevoir les plans et d'un organe d'exécution chargé de leur application.
Le service comprend un Bureau central dirigé jusqu'en 1923 par Prost, chargé de veiller à l'application des plans, au respect des servitudes inscrites.

Placées sous l'autorité des chefs des Services municipaux, les divisions locales sont chargées des opérations préalables à l'application des plans d'aménagement.
Elles réalisent en particulier les plans topographiques, les plans parcellaires, le bornage du domaine public, opérations confiées auparavant au service des Travaux Publics.

Une quarantaine de personnes sont affectées à ce service dont les architectes et urbanistes Felix Godard, Felix-Joseph Pertuzio et Gontcharoff.

2ème phase : Départ de Prost - Stagnation 1923-1946

Le départ de Prost en 1923 (semble-t-il pour des raisons de santé) suivi de celui du résident Lyautey en 1925, seront suivis jusqu'en 1946 d'une longue période de stagnation voire d'inaction en matière d'aménagement urbain.

Cette période (de 1923 à 1946) ne présente aucune forme d'urbanisation dynamique.

Le Service de l'Urbanisme devient un organisme administratif confiné dans une mission de Contrôle et de mise en œuvre des plans élaborés par Prost et son équipe.

Les plans étaient soigneusement rangés, nous dit Michel Écochard, l'organe de gestion et de contentieux du "Contrôle des Municipalités", s'efforçait consciencieusement de les mettre à jour et d'en surveiller l'application (Écochard, Casablanca le roman d'une ville, 1955, Éditions de Paris, 11).  

Les quelques lotissements qui seront tracés feront le jeu de la spéculation.

Dès 1930, l'activité du service de l'Urbanisme se trouve dépassée par l'ampleur des problèmes (Godefroy, p. 46).

Vers 1930, une réaction se manifeste pour Agadir et Ifrane grâce au secrétaire général du Protectorat, Eirik Labonne ; mais il faut attendre 1937 pour qu'une action d'envergure se produise ; elle fut stoppée par la guerre.

En 1943, l'architecte Alexandre Courtois (1904-1974) qui exerça au Maroc de 1942 à 1965, fut chargé du remaniement des plans Prost en 1943.

En 1946, tout était à reprendre.

3ème phase : Écochard-Création du Service de l'Urbanisme et de l'Architecture

Après la guerre, c'est la reprise de l'activité industrielle et des problèmes urbains croissants :
les pouvoirs publics décident de réorganiser le Service de l'Urbanisme.

La création d'un Conseil de l'Urbanisme comprenant :

- le Secrétaire Général du Protectorat,
- le Directeur des Affaires politiques,
- le Directeur des Finances,
- celui des Travaux Publics,
- de la Santé publique et de la Famille,
- le Chef de Service des Municipaux,
- l'Inspecteur des Monuments Historiques, des Médinas et des sites classés

marque le début du remaniement ; ce conseil a vocation à examiner tous les projets d'aménagement présentés par le service du Contrôle des Municipalités et à surveiller leurs exécutions.

En février 1946, un arrêté résidentiel porte réorganisation du Service du Contrôle des Municipalités et de l'Urbanisme (BO n° 1738).

 Les enjeux liés à l'urbanisation et à l'aménagement de certaines villes sont redéfinis en 1946 lors de la prise de fonction du résident Eirik Labonne (mars 1946-mai 1947) qui avait manifesté par le passé de l'intérêt pour l'urbanisme des villes nouvelles lorsqu'il était secrétaire général du Protectorat de 1928 à 1932.

Dans le cadre d'une politique de modernisation et d'industrialisation de l'Afrique du Nord, Eirik Labonne insiste sur les nécessités de "nourrir, vêtir, loger" les populations marocaines et cela avant même la publication de la Charte d'Athènes.
Presque 20 ans après le départ de Prost, devant l'ampleur de la tâche, le résident Labonne fait appel à un urbaniste de renom Michel Écochard (1905-1985).
Écochard arrive au Maroc en 1946. 


 Réorganisation du Service de l'Urbanisme en 1947 (arrêté résidentiel du 19 avril 1947- Eirik Labonne)

Avec l'appui du résident, Michel Écochard transforme l'organe administratif de gestion et de contentieux qu'est devenu le Service de l'Urbanisme de surcroit intégré au service de contrôle des Municipalités, en service opérationnel : il crée le Service de l'Urbanisme et de l'Architecture instauré et organisé par dahir du 17 avril 1947. L'autonomie et la fonction créatrice du service sont restaurées.
En 1930, le service comptait 23 agents dont seulement 3 architectes urbanistes.
En 1950, l'effectif du service central compte 29 agents dont 14 architectes.

Objectifs du Service de l'Urbanisme :

Le service a pour tâche de réaliser toutes les études relatives à l'aménagement urbain, qu'elles soient économiques, techniques ou administratives avec deux sections :

        • Une section administrative chargée de la réglementation, des études sociales et économiques,
        • La seconde est chargée des plans.

Le service est détaché de la division des Affaires municipales. Mais dès 1947, les autorités décident de le rattacher à la Direction de l'Intérieur.
Les changements doctrinaux prônés par Michel Écochard vont de pair avec une redéfinition du statut de l'Urbanisme dans l'appareil du Protectorat.
Une Inspection régionale de l'Urbanisme est créée en 1950, confiée à l'architecte Georges Godefroy.
En 1951, Écochard propose une réorganisation des services tendant à la fusion de l'urbanisme et de la construction, sur le modèle du MRU (Ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme créé en France) mais celle-ci ne sera réalisée qu'après son départ.


Méthodes de travail du Service de l'Urbanisme :

Tous les plans d'aménagement sont directement et entièrement établis par le Service.

L'élaboration suit les phases suivantes : 

1- Chaque projet est précédé d'une étude démographique, sociale et économique dont l'objet est de poser clairement en chiffres les problèmes à résoudre.

2- Dès que l'étude est réalisée, une esquisse rapide est dressée avec levé topographique au 2 000e de zones déterminées par l'esquisse.

3- Une fois complétée, l'esquisse est proposée à l'examen et à la discussion des pouvoirs publics, des administrations, des assemblées représentatives, commissions municipales, chambres de commerce.

4- Dès que l'accord est obtenu sur l'avant-projet, le Service de l'Urbanisme met au point une série de plans partiels d'aménagement à l'échelle du 2 000e portant sur les différents secteurs de la ville qui successivement sont mis à l'enquête auprès du public.

Au retour de l'enquête, et après nouvelle rectification si besoin, ces projets sont soumis à la signature de Sa Majesté le Sultan ; ils prennent alors forme de dahir chérifien.
Ainsi, Agadir aura fait l'objet de 10 plans distincts donc de 10 dahirs.
Tous ces documents sont ensuite rassemblés en un plan unique qui constitue le plan définitif de la ville.

5- À l'intérieur des plans d'aménagement, le Service de l'Urbanisme procède à des aménagements d'espaces verts et de terrains de sport et de projets de lotissements avec les propriétaires et étudie les profils de voies pour seconder les municipalités.

6- Le laboratoire photographique, dirigé par l'architecte Denis Berraud, bien équipé pour réaliser des photos industrielles, fournit des documents qui précisent l'état des lieux étudiés, ce qui améliore le rendement du service.

 

Michel Écochard considère que les problèmes urbains sont sous-estimés au Maroc en particulier les problèmes sociaux en périphérie des grandes villes, conséquence de l'industrialisation galopante, de l'essor économique du littoral atlantique, de la poussée démographique gigantesque, de la paupérisation de la population et du développement des bidonvilles.


Si les villes nouvelles, conçues par Prost, étaient prêtes à recevoir l'immigration européenne qui ne posait pas de problème, rien n'était prévu pour accueillir les masses marocaines venues s'installer à la périphérie des villes nouvelles en constituant des bidonvilles insalubres. 

Il fallait concevoir un type de cité et un type d'habitat qui pourraient les remplacer : "Rechercher la structure sociale optimum de la cité ouvrière à réaliser immédiatement ainsi que le type d'habitat, base de la cité, dans une solution financièrement réalisable sans céder sur l'objectif d'une vie sociale pleinement développée".
La réflexion théorique et les projets du Service de l'Urbanisme s'appuieront sur les critiques des réalisations antérieures, sur l'analyse des implantations industrielles et des bidonvilles, sur l'observation des modes vernaculaires d'habiter des ruraux dans les villages et dans les bidonvilles où ils furent transplantés.

 
Adhérents aux principes de la Charte d'Athènes, Michel Écochard et l'équipe d'architectes urbanistes (notamment Robert Aujard, Pierre Mas, Bazot, Chapon, Albert Deguez, R. Deneux, Georges Godefroy, Hodel, J. Marozeau, Menneton, Nespda, Riou et Vaugelade) et d'ingénieurs (Forichon, Mauret, Pelletier) portent sur l'urbanisme un regard différent de celui de la génération précédente.

L'architecte Roger Aujard est nommé inspecteur régional de la Région d'Agadir. On lui doit plusieurs études portant sur l'habitat rural dans la Province d'Agadir (voir bibliographie)
.
Les urbanistes ambitionnent de définir un programme de manière globale sur le plan de l'équipement du territoire. L'enjeu n'est plus de construire des villes nouvelles, confortables selon des critères européens, mais de trouver des solutions aux problèmes urbains en périphérie des villes et aux bidonvilles.
Pour la première fois, la poussée de l'immigration de ruraux marocains est prise en compte par des zones d'extension planifiée.
Les plans élaborés par M. Écochard sont en rupture complète avec ce qui s'est fait jusqu'à présent, se rapprochant à partir de 1944 des théories fonctionnalistes en urbanisme.

Il faut, disait Écochard, réviser la notion de "Maroc utile" celui où l'on concentre les investissements en négligeant le reste. Il faut, disait-il encore, laisser sa chance à Agadir surtout, débouché au moins aussi "naturel" que Casablanca pour l'exportation du manganèse de l'Imini, capitale plus souhaitable pour les populations du Sud que les centres d'attraction trop lointains du Nord (Écochard, 62).

Il ajoutait qu'il fallait prévoir un développement d'Agadir lui permettant de passer de 60 000 à 200 000 habitants (idem, 62). 

Agadir

Une étude concernant le port d'Agadir fut réalisée en 1947 par Écochard, contredisant le choix fait par les autorités de positionnement du port de commerce qui sera construit en 1953. 

Une étude concernant le logement à Agadir fut réalisée en 1950 par Aujard, Deneux, Riou et Vaugelade, en collaboration avec l'ingénieur municipal Guérin.

Après le départ d'Écochard en 1952-3


Issu de l'équipe libérale constituée par le résident Labonne, Écochard fera partie des cadres marginalisés par le résident Juin. Il sera destitué le 31 décembre 1952 par le général Guillaume et remplacé à la direction du service d'urbanisme par Jacques Delarozière (Cohen, 306).
Après le départ de Michel Écochard, le service chargé des Plans de Villes connait une nouvelle restructuration. En 1955, il fusionne avec le Service de l'Habitat sous une direction unique.
Nombreux sont les architectes travaillant au Maroc qui passèrent par le Service de l'Urbanisme. Louis Riou travailla au plan d'Agadir, Claude Verdugo quitta le service en 1959, Éliane Castelnau y travaillait encore lors du séisme (Nadau, 150). Leurs jeunes supérieurs marocains partageaient les mêmes convictions et admiraient leurs compétences (Nadau, 150).