La théorie de l'habitat pour le plus grand nombre (Écochard)


 
" Rarement, une petite bourgade portée en 50 ans au rang de grande ville internationale, présenta aux hommes aussi totalement à nu, ses vicissitudes, ses richesses, ses misères et sa grandeur pour qu'elles leur servent d'enseignement " (Écochard, Casablanca - le roman d'une ville, 1955, p.133).

Cette phrase de Michel Écochard aurait pu s'appliquer à Agadir ; elle concernait Casablanca.

" L'urbanisme d'une ville, nous dit Écochard, ne s'achève pas avec son plan, ses lois, la mise en place de ses cités stellites, son programme de réalisations dans le temps et ses achats de terrain. L'équipe des réalisateurs doit rester sur place, vivre la vie de la ville et repenser sans arrêt ses problèmes " (ib., 141).
 

Une conception nouvelle de l'urbanisme

 Quand Michel Écochard fut appelé au Maroc par le résident Eirik Labonne pour reprendre en main le Service de l'Urbanisme, l'exode rural et le surpeuplement urbain exigeaient des solutions urgentes.
Comparant le Maroc à la France, Écochard dira que "cet accroissement de la population urbaine avait fait parcourir au Maroc en 30 ans un chemin que la France avait lentement monté en un siècle et demi".

La théorie de l'habitat pour le plus grand nombre fut formulée à l'occasion d'une conférence tenue en févier 1950 intitulée "Urbanisme et construction pour le plus grand nombre".

 "L'habitat marocain, disait Écochard, a été depuis mon arrivée au Maroc en 1946 la préoccupation majeure du Service de l'Urbanisme. L'accroissement démographique et l'afflux des populations rurales vers les villes y entrainaient le surpeuplement de certains quartiers et la création, à la périphérie, de zones dites " bidonvilles " (300 000 personnes en 1947). Dans les deux cas, les conditions de vie y étaient telles que le problème présentait un caractère d'extrême urgence. Actuellement, dans la population urbaine du Maroc, les Musulmans entrent pour 85%. C'est le problème capital, celui du plus grand nombre" (Écochard M., Habitat musulman au Maroc, l'Architecture d'aujourd'hui n° 60, juin 1955, pp. 36-37).

Écochard mit en place une politique pluridisciplinaire en s'appuyant sur les travaux de sociologues et d'ethnologues sur les modes de vie des populations musulmanes, sur l'observation des modes vernaculaires d'habiter des ruraux dans les villages et dans les bidonvilles où ils s'étaient transplantés et sur l'étude critique des réalisations antérieures.
L'action d'Écochard trouva un écho mondial au travers des Congrès internationaux d'architecture moderne (CIAM) (Cohen, 306) ; la contribution marocaine provoquera un véritable choc au Congrès d'Aix en Provence (CIAM 9, 1953).

Pour Écochard, il s'agissait de concevoir l'habitat selon les habitudes traditionnelles et les catégories sociales.
Il reprit en 1946 les catégories admises par l'administration en les appliquant non aux personnes mais aux quartiers selon des critères hétérogènes religieux pour les musulmans et les juifs marocains, nationaux pour les européens ; la création d'immeubles pour européens et de villas pour marocains aisés ne posait pas de problèmes : ce qui posait problème, c'était de trouver pour les personnes à très faible revenus, une ou des solutions satisfaisantes sur le plan de l'hygiène, reproductibles au plus faible coût, tout en évitant la spéculation sur le prix des terrains.
 Dans le cas de "l'Habitat pour le plus grand nombre" qui devait être réalisé en grande partie avec l'aide de l'État et au moindre coût, mais sans rien sacrifier à l'hygiène et au confort minimum pour une population trop pauvre pour payer des loyers demandés, il fut nécessaire d'établir une théorie de l'habitat du plus grand nombre allant de l'aménagement du quartier au plan de la cellule individuelle pour trouver une solution financièrement réalisable portant sur la surface de voierie, son entretien, la longueur des égouts et des canalisations et sur la construction (Écochard, 102-103). Au centre de ce cadre urbain, il importait de préciser le type d'habitation susceptible de constituer le tissu cellulaire de ces cités nouvelles.

Il importait également de prévoir un habitat évolutif selon l'évolution du standard de vie ou de construire simultanément différents types d'habitation correspondant à des niveaux de vie différents.
Un plan de quartier pouvait recevoir soit des habitations collectives, librement disposées et satisfaisant aux conditions d'orientation et d'isolement nécessaires, soit des habitations individuelles de différentes dimensions, soit même un habitat précaire mais disposé sur une infrastructure de quartier définitif (trame sanitaire) comprenant aux emplacements prévus une partie des voies, des égouts et un minimum de bâtiments sociaux (écoles, dispensaire) (Écochard, 104-105).

Zoning et Unité de voisinage

À l'échelle du quartier, Écochard préconisa "l'unité de voisinage" avec des équipements spécifiques (hammam, mosquée, école coranique etc…) pour 1 800 habitants, soit une densité de 350 habitants par ha.
Ces unités groupées à 4 ou 6 constituaient une cité satellite ou quartier, pourvue de tous les aménagements permettant une vie autonome. Les centres ainsi créés ne dépassaient pas 30 à 40 000 habitants.

Chaque quartier (groupant 5 unités de voisinage) était conçu pour une population de 6 à 9 000 habitants, équipé de services publics : école, dispensaire, centre commercial, terrains de sport, hammam, mosquée.

L'objectif recherché était l'épanouissement de la vie communautaire dans les "unités de voisinage" (Écochard, 101). Chaque unité de voisinage était centrée sur un groupe scolaire (écoles primaires, école maternelle), un espace de verdure avec plantations, un terrain de sport et un petit centre de commerce. Les dimensions du quartier devaient être telles qu'un enfant n'ait pas plus de 500 mètres à parcourir pour se rendre à l'école, ni à traverser de voies de grande circulation pour y accéder (Écochard, 101).
À l'intérieur du quartier d'une ville nouvelle, la primauté allait à la circulation des piétons.

Il était essentiel de réduire les espaces de voirie inutile, hantise d'Écochard en raison du coût de leur construction et de leur entretien. Le quartier ne devait pas être sectionné par les rues accessibles aux voitures. Ainsi la circulation mécanique rapide devait être rejetée sur le pourtour du quartier, sur de larges chaussées correspondant aux grandes mailles du réseau général de la ville. Dans le quartier même, les voitures ne devaient avoir accès qu'à un certain nombre de voies de pénétration aboutissant à de petites places terminales organisées pour leur stationnement. Il devenait possible de réduire des kilomètres de voierie coûteuse si les habitations ne s'ouvraient plus obligatoirement sur une rue ou un boulevard mais sur de courts passages conduisant aux quelques grandes voies de communication (Écochard, 99).


Trames horizontales, Trames sanitaires, petits immeubles collectifs.
Problème de l'espace construit

Écochard conçut une trame d'habitation horizontale en rez-de chaussée de 8m x 8m censée permettre toutes les combinaisons possibles sur une cour de 25 m2. Ces 64 m2 devaient permettre d'édifier un logement de deux pièces normales avec un petit WC. La trame devait permettre de loger 350 habitants à l'hectare.
Les quartiers étaient organisés sur une trame dont l'élément de base était la parcelle.

En 1950, pour lutter contre les bidonvilles, Écochard préconisa la création de simples "trames sanitaires" infrastructures (voierie, égouts) sur lesquelles on laissait s'installer une "sorte de bidonville" amélioré dans un premier temps avant d'installer des logements en dur au fur et à mesure des possibilités financières de l'habitant (Anza, trames sanitaires dans les années 50).

 Dans sa forme spontanée, le bidonville représentait sur un sol nu, une concentration anarchique de cellules mobiles pouvant recevoir des densités extrêmes de 1000 à 1100 habitants à l'hectare où régnait le péril fécal par défaut d'assainissement : ce que reprochait Écochard au bidonville, c'était l'absence d'hygiène, l'absence de soleil qui rendaient l'habitat insalubre.

C'est en ce sens que l'établissement d'une trame sanitaire représentait une solution. La trame sanitaire consistait à doter un secteur d'un équipement (chaussées, adduction d'eau, égouts, etc.) se raccordant à l'équipement municipal de base pour assurer aux habitants des conditions de vie répondant aux exigences d'hygiène en attendant la construction de logements en dur, en espérant également que les habitants les construiraient eux-mêmes en fonction de leurs moyens.

L'urgence était alors d'acquérir des terrains et de les équiper avant que la spéculation n'intervienne sur le prix des terrains.
Le directeur des Travaux Publics du Protectorat, M. Girard, demanda l'autorisation de faire acheter des terrains par le Service de l'Habitat, le plus grand nombre possible de terrains destinés à l'habitat musulman pour prendre de court la spéculation.

 

Le quartier des Carrières centrales à Casablanca fut la première expérience d'application réelle de la trame 8 x 8 à grande échelle élaborée par Écochard.

 Il en résulta une nappe horizontale immense de maisons à patio en rez-de-chaussée respectant les habitudes traditionnelles de la population musulmane.

À la demande de Michel Écochard, il fut proposé aux architectes Candilis et Woods et à l'ingénieur Vladimir Bodiansky (du Bureau d'Études de l'ATBAT-Afrique) de concevoir des solutions alternatives à la trame horizontale, qui menaçait de s'étendre à l'infini, monotone pour certains mais surtout gourmande en terrains.
Ils proposèrent une cité expérimentale de 150 logements, au milieu de l'étendue des maisons à patio, en développant trois types d'immeubles selon deux facteurs : l'ensoleillement et les habitudes traditionnelles des habitants.

Ainsi furent conçus les célèbres immeubles d'habitation "Sémiramis" et "Nid d'abeilles" aux superpositions simples et idéalement éclairés.

L'alternative verticale à la trame horizontale ainsi réalisée consistait en petits bâtiments collectifs disposés en U au milieu de la trame horizontale :

- Une petite tour classique dessinée par Bodiansky (ATBAT) ;

- L'immeuble Sémiramis, orienté à l'Est et à l'Ouest, qui intégrait de façon intéressante la morphologie du terrain en pente. Les logements étaient distribués, un étage sur deux par des coursives en façade menant aux patios privés.
Les appartements traversants présentaient environ 35 m2 habitables, aménagés simplement. L'escalier extérieur conduisait aux coursives puis aux patios, au vestibule-cuisine qui distribuait la pièce d'eau et les deux chambres. Trois dispositifs filtraient le passage public-privé : escalier-palier, galerie, patio. 
- L'immeuble Nid d'abeille, orienté Nord-Sud qui présentait des coursives sur le côté Nord.
 
L'orientation solaire optimale de ces petits immeubles, isolés sur terrain dégagé, était fondamentale pour créer une ventilation favorable ; le contrôle climatique des bâtiments fut réalisé grâce aux espaces de transition intérieur-extérieur (coursives et escaliers, balcons, loggias, patios couverts).
Cette combinaison verticale de la maison à patio permettait de rompre la monotonie de la trame horizontale et d'économiser du terrain.
Elle mettait en avant des éléments architecturaux intermédiaires (galeries, terrasses) qui avaient tendance à disparaître dans la conception des grands ensembles en France sous prétexte d'une meilleure rationalisation de l'espace.


 
"Inventer des logements simples, véritablement économiques qui possèdent la qualité du respect, ce n'était pas de la grande architecture mais cela représentait autant de difficultés et demandait plus d'imagination et de sensibilité que de construire des palais" (Candilis, Bâtir la vie, un architecte témoin de son temps, Paris, 1977, 185)
 

En 1953, Michel Écochard (130) Directeur du Service de l'Urbanisme au Maroc, fut remercié par le Résident Guillaume qui, comme le précédent résident Juin, n'était pas favorable à ces idées.