Tassouqt, place animée
 
 

 
 
 
 

 

On disait de Tassouqt :

"Aiwa ha koulchi ghihchach, manzak à Jamaâ el Fna nmarrakch ? Ha el fjouj ghid awa hadounit"

"Voici, il y a tout à Ihchach, où es-tu Jamaâ el Fna de Marrakech ? Voici aussi l'ambiance, voici la vie !"

La matinée était presque calme à Tassouqt : l'activité commençait à partir de 15 heures quand les villageois, hommes et femmes, rentraient de leur travail (travail au port, sur les chantiers du bâtiment, aux usines de conserves, dans les hôtels, chez des particuliers ou dans des administrations).
Les bouchers de l'abattoir du Quartier Industriel exposaient sur des nattes les tripes, les pieds et têtes de mouton. Ils vendaient en petits tas leur marchandise, les pieds par douzaine. Ceux qui revenaient du port faisaient de même avec les tassergalts et les poissons pêchés. À côté, les fellahs de Tildi apportaient toutes sortes d'herbe, menthe, grenades, dattes crues, figues fraiches …

Un peu plus loin, des ouvriers de la décharge municipale exposaient ce qu'ils avaient récupéré : des fourchettes, des cuillers, des couteaux de cuisine, des poupées, des jouets, des bouteilles et toutes sortes de choses.

Près de là, quelqu'un proposait une bicyclette, on pouvait l'essayer sur une petite distance. La marque la plus recherchée était celle de Saint-Étienne.
À côté, un vendeur de calottes faites le jour même, prenait les commandes sur mesures et selon les dessins et couleurs souhaités.

Là, un cercle se constituait autour d'un dresseur de pigeons qui donnait des ordres à ses protégés (une trentaine de toutes couleurs) de voler et de faire des exhibitions dans le ciel d'Ihchach. Il communiquait avec ses "avions" par gestes et les sifflaient pour qu'ils regagnent la place. C'était la meilleure exhibition que tout le monde attendait comme sur une base aéronavale. Ils venaient picorer dans la main comme pour remercier.

 
 À côté, son voisin faisait le cirque avec ses singes. Il leur parlait en tachelhit pour toute chose à accomplir. Les singes exécutaient le caïd dans son salon ; le serviteur lui se prosternait.
 
 Un guérisseur brun, habillé d'une large gandoura sahraouie traditionnelle, exposait des médicaments, les meilleurs selon lui pour supprimer les rhumatismes articulaires. Il plaçait ses deux pieds derrière la nuque. Il avait également des médicaments sorte de viagra avant l'heure. Il étalait plusieurs gros œufs et plumes d'autruche, la peau d'un grand lézard saharien, un autre lézard bleu vivant, des solutions en poudre. Il prétendait avoir plusieurs femmes grâce aux médicaments qu'il proposait.

 

Vers 22 heures, la place se vidait ; on recommençait le lendemain avec d'autres acteurs et d'autres animations.

On attendait la troupe des acrobates de Sidi ou Hmad Ou Moussa qui voltigeaient et qui lançaient des cris de bravoure. Ils réussissaient avec une souplesse incroyable à bâtir rapidement une pyramide qui dépassait la mosquée principale de Tassouqt qui n'avait pas de minaret. La musique de flûtes, de talount (plateau couvert de peau) ne les quittait jamais et suivait le rythme des jongleurs. 

 
 
 
 

 

 

 
Les charmeurs de serpents étaient là pour faire danser les reptiles et faire peur aux curieux qui tentaient de s'approcher. Personne ne comprenait cet autre numéro qui consistait à boire une bouilloire fumante attisée par une femme.
 

 

Les spectateurs déambulaient en grignotant des pois-chiches grillés, des fruits secs du jujubier, des sauterelles grillées.


Les jours ne se rassemblaient pas ; les musiciens du Souss arrivaient le lendemain et toute la place dansait avec eux.
Les groupes étaient composés d'hommes et de jeunes garçons à la voix aigüe pour imiter la voix féminine.
Les costumes étaient éloquents et multicolores.
Les gestes étaient uniformes et réguliers, plaisant au public qui applaudissait chaque phase. Les spectateurs leur jetaient des branches de basilic pour exprimer leur satisfaction.

 

Dans un autre endroit se trouvait Baqchich autour duquel se créait un cercle humain. C'était un humoriste d'Ihchach même, qui avait fait le tour de tous les souks du Maroc.
Il s'appelait Moulay Abdallah Baqchich et il imitait toutes les voix y compris celle des animaux et des oiseaux.
Il faisait rire aux larmes les hommes et les enfants sans être grossier.

 Moulay Abdallah Baqchich

 

 À côté, un autre cercle avec le magicien.
L'homme tenait une théière et vous demandait si vous vouliez un verre de thé ou de café et vous servait ce que vous désiriez avec la même théière.
Il faisait disparaître les pigeons et rendait les vêtements noirs ou tout blancs.
D'une chiquenaude sur la tête d'un garçon, il sortait une datte. De l'oreille de ce dernier, il sortait un bonbon qu'il offrait. De jolis numéros, rapides, à ne rien comprendre.

Un autre jour venait l'homme à l'âne. Il jouait avec un vieux violon qu'il entretenait avant de commencer. Il utilisait une résine provenant, disait-il, de l'arbre sacré pour que les fines cordes répandent les ondes sonores à tout le village et que tout le monde en profite.
Il faisait danser son compagnon au rythme de son violon. Le plus curieux, c'était quand l'âne tombait raide mort. Il le suppliait alors de se relever. On disait qu'il faisait "mouta hmar" (la mort de l'âne).

Il faisait venir les spectateurs, un par un, pour demander à l'âne de revenir à la vie en lui chuchotant à l'oreille. Il le trainait par la queue, le renversait tantôt à gauche, tantôt à droite.

Il demandait à l'assistance de lui jeter des pièces de monnaie et là,

l'âne faisait bouger ses oreilles plus ou moins selon l'importance des pièces qui tombaient.
Les petits malins lançaient des fausses pièces en zinc qui faisaient beaucoup plus de bruit. "Donnez plus pour qu'il se remette debout" répétait l'ânier.
L'âne faisait le tour du cercle, les lèvres ouvertes, souriant pour remercier. Le public applaudissait, la bête jouait des 4 pieds faisant entendre le son de ses fers en rythme avec le violon. Des moments de rêve entre cette bête intelligente et l'homme.

 Il fallait écouter ce conteur, homme bien âgé qui emballait son public avec des histoires du temps passé. Il racontait l'histoire de cet homme courageux utilisant son épée contre des envahisseurs qui voulaient détruire son village.
Il fallait voir ses admirateurs emportés, hypnotisés qui esquivaient les coups d'épée (un bâton) qu'il mimait au-dessus des têtes de ses fans. Quelle histoire !
Depuis le séisme, dit Lahsen, "Je n'ai plus revu ce genre de spectacle digne des grands cirques".

Il arrivait que les bouchers de l'abattoir du Quartier Industriel ou que les pêcheurs vendeurs occasionnels ne liquident pas toute leur marchandise. Ils partaient chez eux laissant sur place les invendus. Les gens qui n'avaient pas de quoi les acheter, se partageaient ce qui restait, équitablement et sans heurt.

C'était le quotidien de cette place pleine d'humour, tolérante, gaie, gérée par ses occupants et ne laissant aucune ordure, aucun déchet sur place.

La matinée, la place était réservée aux chibanis qui occupaient l'ombre de chaque grand mûrier pour jouer aux dames ou aux dominos. Ceux qui ne jouaient pas, se racontaient entre eux la vie militaire lors de leurs engagements à Danbanfou (Dien Bien Phu), à Taliane (Italie), à Alimane (Allemagne) ou l'entrée triomphante à Bariz (Paris), avec la participation de la Lijou (La Légion), de Saligane (les Sénégalais), Laljiriane (l'Algérie) et Towanssa (les Tunisiens).

D'autres racontaient la siba des années 10/30, la sécheresse, les sauterelles et les épidémies dévastatrices.
On se mettait derrière eux pour écouter leurs prouesses, leur courage. On imaginait que les pays cités se trouvaient juste derrière les hautes montagnes d'Ihchach.


Tous les 15 jours, le samedi soir à partir de 20 heures, c'était la fête jusqu'à 1 heure du matin sur la place Tassouqt.
Trois ou quatre groupes folkloriques se présentaient.
Chaque groupe, en tenue selon son origine, avec ses musiciens jouait pendant 30 minutes, cédant la place au suivant et revenant encore une autre demie heure à la fin. Ihchach avait une douzaine de troupes constituées par les habitants du village qui en profitaient pour se défouler et s'exprimer gratuitement en fin de semaine en présence de leurs familles et de leurs enfants. Ces troupes représentaient ici leur lieu de naissance comme Haha, Ida Ou Tanane, Tiznit, Tizi N'test, Houara, Chtouka, Metouga, etc…

 

 

 

Une soirée particulière avait lieu rien que pour les Isemgane qui présentaient une variété de groupes allant du groupe dit majestueux (musique lente qui se termine par des sauts) aux groupes en habit court présentant des danses très rythmées, endiablées (montrant leur énergie, leur endurance et leur bravoure).


Nous avons pu voire une variété de costumes, de danses, de musiques et de rythmes.

 

 

 À Tassouqt, les femmes et leurs filles occupaient toutes le côté Ouest de la place, assises sur une banquette de 2 mètres de large et de 300 mètres de long et surélevée de 1,30 mètre par rapport à la place.


En face, se tenaient les hommes et les garçons, debout durant tout le spectacle. Le service d'ordre ? Aucune autorité n'était là : les villageois seuls conduisaient le déroulement des festivités.


À partir de 1956, un plateau-théâtre en bois fut créé à Tassouqt sur lequel défilaient des groupes musicaux modernes en arabe et en tachelhit. De jeunes groupes présentaient des pièces de théâtre. Des politiciens en profitaient pour faire des discours.


De 1956 à 1960, les scouts d'Ihchach, filles et garçons, présentèrent leur savoir-faire sous la conduite du Raïss Chenoune Lahoucine dit Bilao.


 C'est sur cette place que les villageois furent appelés à venir encourager l'équipe Racing/Najah qui se présenta en tenue et livra de belles exhibitions sous la houlette de Cherhbili.
 


Depuis 1956, le berrah (le crieur) n'était plus d'usage. Tassouqt était équipée de tableaux d'affichage que les jeunes lisaient et rapportaient le contenu à leur famille.

Tout autour des mûriers de la place, on avait posé des chaises et des tables pour que les anciens soient à l'aise pour siroter un bon thé à la menthe tout en racontant l'ancien temps et la nouvelle ère… qui coulait sous leurs yeux.

C'est regrettable, nous dit Lahsen, que cette place Tassouqt soit aujourd'hui aplatie, qu'on ait déraciné les mûriers et abimé son pont de jonction avec Iggui Lbod qui était intact après le séisme.

 

Post scriptum : de nombreuses photos sont empruntées à d'autres lieux que Tassouqt pour illustrer l'animation de la place dans les années 50.