Comme le rappelle Étienne François(1), l'historien Pierre Nora lança au début des années 80 l'entreprise des "Lieux de mémoire" visant à inventorier et à analyser dans leur genèse et leur histoire, les "unités significatives, d'ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes et le travail du temps ont fait des éléments symboliques du patrimoine mémoriel de la France".

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Étienne François "Passeur de mémoire", La Revue pour l'histoire du CNRS, 2009

À travers les quartiers d'Agadir avant le séisme, nous avons tenté de constituer, à notre humble échelle et selon nos moyens, avec Lahsen Roussafi et Régine Caïs-Terrier, une partie du patrimoine mémoriel d'Agadir.

Nous terminons ainsi les quartiers d'Agadir par Yachech-Ihchach, le village de Lahsen Roussafi, très cher à son cœur, ce village qui l'a vu naître, village détruit, rasé après le séisme du 29 février 1960, très vivant dans sa mémoire et dans ses souvenirs et dans les nôtres maintenant. C'est certainement le travail le plus abouti de ce que nous avons entrepris jusqu'à présent.

 
Lahsen, ma vie
 
 
 

 
Le village d'Ihchach n'existait pas avant l'occupation française d'Agadir (juin 1913). Par contre, existaient les villages de Tildi Ouflla et de Tildi Izddar qui ne furent pas rattachés au périmètre urbain d'Agadir tout au moins avant 1960.

Il faut attendre le séisme pour voir apparaître le nom de Yachech dans des écrits ainsi dans ceux de la géographe M. Péré en 1967, puis en 2012-13 dans le mémoire d'architecture de Youssef Nadim

"Dans le ravin de Tildi, au NE de la ville, s'étendait un douar très important, rattaché au périmètre municipal depuis 1950, Yachech" (Péré M., Agadir, ville nouvelle, Revue de Géographie du Maroc, N°72, Rabat, 1967, p. 51).

"Il (Yachech) abritait le même type de populations essentiellement marocaines à faible niveau de vie : ouvriers, petits commerçants, pêcheurs" (M. Péré, ibidem, p. 51).

En 1960, la population estimée de Yachech exclusivement marocaine était d'environ 6 802 habitants (Péré M., p. 51).

"Le quartier constituait une réserve de main d'œuvre et sa population était composée en majorité de migrants. En réalité, nous dit Youssef Nadim, le quartier n'était qu'un immense bidonville plus ou moins dur ; son nom l'affirme il semble qu'à l'origine, le douar était formé de cabanes de berges"

(Youssef Nadim, Agadir, un champ d'expérimentation du mouvement moderne, Mémoire ENS d'Architecture Paris Belleville, 2012-13, p. 30).

Si l'on vous parle de douar au sujet de Yachech, n'en croyez rien Lahsen Roussafi ne supporte pas qu'on utilise le terme de douar pour qualifier son village, et encore moins celui de bidonville. Il accepte le terme de village, terme moins connoté négativement en français. Nous verrons en quoi ce village n'était pas un bidonville.
 


 

 
Ce village était construit, plus exactement s'était construit, en marge des autres quartiers d'Agadir.

Dans les années 20, les premiers habitants d'Ihchach Ouflla quittèrent leurs huttes premières ("huttes de berge") sur les collines environnantes pour s'installer, après l'intervention du pacha Tamri, dans une belle courbe de l'Oued Tildi entre deux mausolées de saints protecteurs.

Le site d'Ihchach n'était pas a priori un mauvais choix, dans un joli vallon possédant des sources d'eau douce.
On ignorait que cet endroit était très faillé et situé sur une dangereuse flexure géologique.
Ihchach présentait le même type d'habitat que celui de Founti et de la Kasbah, voire de Talborjt : constructions anciennes de caractère rural, en pisé ou moellons arrondis hourdés à la terre maigre.
(Revue africaine d'architecture et d'urbanisme, n°4, année 1966, P. Mas, Service de l'Urbanisme).

 
 

 
Ihchach fut un village "dortoir" des vivants mais aussi des morts, puisque les cimetières européen et juif d'Agadir furent installés à côté des cimetières musulmans proches du village. La Municipalité y avait installé le dépotoir et l'incinérateur de toute la ville d'Agadir à l'entrée du village et les cimetières à l'autre bout.
Ce village constituait une réserve de main d'œuvre importante pour la ville d'Agadir ; sa population était composée d'une majorité de migrants berbères, à faible niveau de vie, ayant fui la misère, des Haha, des Ksima, des Ida Ou Tanane entre autres, hommes et femmes, venus chercher du travail au port d'Agadir en construction et dans la ville en pleine expansion.
Il y avait principalement des Chleuhs, quelques arabes des Haoura, des Sbaî, et des Sidi Bibi. Sa densité urbaine avant le séisme était très forte de 708 contre 350 pour Talborjt et 27 en Ville Nouvelle.
(Revue Africaine d'Architecture et d'Urbanisme, n°4, 1966).

La densité était variable ; faible à la Domine, forte dans le village montant. On parlait essentiellement la tachelhit, puis la darija.
Il n'y avait dans ce village ni européen, ni membre de la communauté juive en dehors du passage de rares marchands ambulants.
 

 
 

 
Il existe peu de documents et peu de photos concernant ce village avant le séisme. Nous disposons cependant d'une excellente photographie aérienne de la Base aéronavale (BAN) prise en 1956 en très bonne définition qui a permis de nombreux agrandissements de rues et de maisons.
Peu de cartes postales, Ihchach n'était pas considéré comme un lieu touristique contrairement aux autres quartiers d'Agadir pour lesquels nous possédons un nombre important de cartes postales.
Heureusement, Lahsen possédait un appareil photographique ; il eut l'idée de faire en 1958 un panoramique de son village à partir de 4 photographies. Il réussit à rassembler presque parfaitement tous les éléments de son village.
 
Si nous disposons de peu de documents concernant Ihchach, nous avons avec Lahsen Roussafi, qui a vécu à la Domine à Ihchach jusqu'au séisme, un observateur, conteur et passeur de mémoire hors pair.
Il a su retrouver des anciens d'Ihchach qui ont survécu au séisme et des photos de famille qui montrent les changements de niveau de vie depuis les années 20 ; ainsi nous avons reconstitué ce village à partir d'innombrables morceaux épars. Le puzzle est presque parfaitement réalisé comme vous pourrez le constater en partant à la découverte d'Ihchach -Yachech.
Ce travail est unique : sans Lahsen, ce travail n'aurait pu se faire.
 

 

 
Il est temps de laisser Lahsen nous guider pour découvrir son beau village, retrouver l'eau des sources, parcourir les rues et les dédales, rencontrer les gens d'Ihchach et leur vie dans ses manifestations courantes et festives jusqu'à cette nuit d'épouvante et de catastrophe du 29 février 1960.

Marie France Dartois
1er décembre 2016