Usine Alfred Chancerelle (Guerlesquin)

 

 

L'usine Alfred Chancerelle se trouvait rue Turgot au Quartier Industriel. Elle était dirigée par Jean Guerlesquin et Marcel Chacun.


Les sardines étaient mises en boîtes sous la marque Alfred Chancerelle.

Ici dans les années 50, le nom des rues ne servait pas beaucoup, nous dit Françoise Joanin-Guillant, petite fille de M. Guerlesquin. L'adresse était une boite postale et le nom de rue ne convenait pas pour ces chemins larges mais non carrossés.


 

 Les Guerlesquin habitaient une villa construite dans l'enceinte de l'usine.
Autour de la villa et de l'usine, le sol n'était que du roc.

Pour y planter des pomelos et des orangers, M. Guerlesquin avait du faire creuser une quinzaine de trous à la dynamite mais le résultat avait été impressionnant : un verger sillonné de petits canaux d'irrigation remplaça en quelques mois une cour désertique et caillouteuse.
 

 

 

Une partie de la cour faisait partie de l'usine et c'est là que M. Guerlesquin fit installer l'eau potable dont se servaient les femmes de l'usine pour faire leur cuisine.

Le QI vivait dans l'odeur de la sardine grillée 24 heures sur 24. Le guano attirait les mouches et des mouches qui piquaient.
Le guano produit par l'usine par dizaines de tonnes par jour sentait extrêmement mauvais et la chaleur n'arrangeait rien. Il était stocké à l'extérieur tout près de la villa. Des camions bennes venaient le chercher régulièrement. Il s'agissait des déchets de poissons (boyaux, têtes et queues) et non des fientes d'oiseaux marins.

La voiture de l'usine était une Ford canadienne, gros break avec des montants en bois, voiture tous terrains, haute sur pattes.
C'était avec cette voiture que la petite Françoise était conduite à l'école. Son grand-père, Jean Guerlesquin, avait une autre voiture, une simca aronde de couleur lie-de-vin dernier modèle.

M. Guerlesquin était venu du Chili pour redresser l'usine Alfred Chancerelle.
Il avait 73 ans dans les années 50 mais il aimait entreprendre.

Selon sa petite fille Françoise, c'était un meneur d'hommes, tourné vers l'avenir, à l'affut des innovations et du matériel de pointe (comme la chaine Matter & Platt dont il était interdit de prononcer le nom à l'extérieur de l'usine à cause de la concurrence). Il s'était équipé d'un poste radio qui permettait de capter sur une fréquence spéciale le tonnage de poisson pêché dans la nuit. Ainsi, pouvait-il envoyer vers Inezgane des camions pour ramener des ouvrières en nombre suffisant pour traiter le poisson.

Après avoir redressé l'usine sur le plan financier, M. Guerlesquin s'attaqua à la modernisation des installations de production mais aussi aux aménagements des locaux réservés au personnel. Ainsi le tunnel de séchage et le tapis roulant furent rénovés. M. Guerlesquin décida de récupérer et de vendre les écailles de poissons à l'usine mitoyenne (PRADAG) tenue par des espagnols qui faisait des perles artificielles.

Pour que les sardines en boîte atteignent leur maturité gustative, il fallait attendre plusieurs années. Elles furent donc stockées quelques années avant d'être expédiées ce qui dans l'immédiat constituait un manque à gagner pour l'usine de Jean Guerlesquin qui tenait à la réputation de ses sardines.

 

 

M. Guerlesquin fit construire à l'entrée de l'usine près de l'endroit où se tenait le chaouch, une petite médina pour vingt familles.
Chacune disposait d'une pièce couverte et d'une cour de même taille. La famille dormait sur des nattes dans la pièce couverte. À l'extérieur dans la cour, on pouvait faire du feu de bois pour la cuisine et un point d'eau fut aménagé pour chacune des familles. La majorité des ouvrières de l'usine venait d'Inezgane et des Aït Melloul. Elles voyageaient debout dans un camion pour rentrer chez elles.

Dans les conserveries, le personnel était majoritairement constitué de femmes. Partout le terme de femmes au lieu d'ouvrières était employé, sans que cela soit péjoratif. Les femmes étaient une bonne centaine à travailler dans l'usine, sur les chaînes.
Elles chantaient en travaillant, leur bébé dans le dos. Elles donnaient le sein en travaillant.
Pour travailler, elles enlevaient leur grand voile (grand tissu bleu marine avec lequel elles s'habillaient et se voilaient) mais gardaient leurs turbans colorés et frangés qui ne cachaient que les cheveux. Elles gardaient aussi leurs lourds bijoux de chevilles et de poignets ainsi que leurs énormes fibules en argent sur la poitrine et leurs colliers d'ambre. Le tissu bleu marine déteignait sur la peau. C'est pour cela qu'on les appelait les "bleues" par opposition aux femmes voilées de blanc. Leurs mains et leurs pieds étaient teints par le henné. À l'intérieur de l'usine, elles portaient de jolies robes de coton léger aux couleurs claires, longues jusqu'aux chevilles, les manches longues retroussées et souvent une ceinture brodée à la taille. Pour aller chercher de l'eau dans la cour, elles remettaient leur grand voile.

Les tapis de sardines "brutes" défilaient devant elles. Elles devaient écailler et vider les sardines, leur couper la tête et la queue qu'elles jetaient sur un tapis à déchets qui circulait sous les tables. Elles avaient des gestes précis et rapides, travaillaient vite et bien. Les sardines étêtées, éviscérées et écaillées devaient avoir toutes exactement la même taille pour entrer dans les boites. Mais quand elles étaient très fatiguées (une session de travail pouvait durer 48 heures d'affilée en fonction de la quantité de poisson à traiter et tout le monde sait que le poisson n'attend pas), elles jetaient tout sur le tapis à déchets pour pouvoir rentrer plus vite chez elles.

Après avoir séché sous le tunnel, les sardines étaient rangées à la main, tête-bêche, puis recouvertes d'huile d'olive importée. Les boîtes étaient ensuite serties automatiquement sur une chaîne. Toutes les autres opérations étaient réalisées automatiquement et c'était la fierté de Jean Guerlesquin.

Quand le poisson frais arrivait du port, il était entreposé dans une chambre froide. C'était assez grand pour que les camions viennent y benner le poisson. L'usine traitait essentiellement des sardines et exceptionnellement du thon ou des calamars. Les boîtes partaient ensuite pour l'Europe. Les boîtes déformées ou mal serties étaient détruites pour éviter tout risque d'intoxication, éventrées et stockées en plein soleil.

Pendant le ramadan, les femmes travaillaient mais s'arrêtaient à la tombée de la nuit pour manger et festoyer sur place jusqu'à l'aube. Le lendemain, elles recommençaient le travail et jeunaient toute la journée jusqu'au coucher du soleil. Pendant la nuit, elles chantaient, poussaient des cris stridents et dormaient peu.

Il y avait peu d'hommes dans les usines de conserve (quelques hommes à la chaufferie, conducteurs de camions, gardien, manutentionnaires et jardinier) mais tous s'arrêtaient et se prosternaient pour faire les prières hebdomadaires. Les femmes ne priaient pas à l'extérieur.

Ahmed, le chaouch, portait un turban blanc et une vareuse militaire kaki. Sur sa veste, il exhibait toutes les décorations qu'il avait obtenues dans l'armée française lors de la guerre 39-40. En même temps qu'il gérait avec maestria les entrées et les sorties de l'usine, il brodait et cousait. C'était un personnage important dans la vie de l'usine. Il parlait français. Il allait de temps en temps à Inezgane où il disait avoir plusieurs épouses et une quinzaine d'enfants.

 
 Ijou était la femme de ménage de la famille Guerlesquin et son cousin Barak était le jardinier.

 
 
 Après le déjeuner, Françoise et les enfants de son âge du QI prenaient le car devant l'usine Petitjean pour aller à l'école.
En attendant, ils jouent aux "métiers".
Puis ils passaient devant chez Amieux où habitait leur maitre Paul Guillard dont l'épouse était comptable dans cette conserverie.
Entre l'usine et la ville nouvelle, il n'y avait que des cailloux et de la poussière.

Des hommes "bleus" avaient installé leurs tentes marron en poils de chameau en périphérie.

 

Le QI était habité principalement par des européens, des français, des espagnols, des portugais, des nordiques et même des russes blancs.
Les portugais et espagnols étaient souvent des réfugiés politiques.
Beaucoup de français du QI étaient des bretons et l'Association des Bretons était très active à Agadir.
Les industriels de la sardine étaient des gens solidaires entre eux. La sardine réunissait tout le monde. C'était l'époque où des glacières en caisson métallique rouge Coca Cola commençaient à se trouver à tous les carrefours.

 

(D'après les souvenirs dans les années 50 de Françoise Joanin-Guillant, petite-fille de Jean Guerlesquin,
directeur de l'Usine Alfred Chancerelle).