M. Guerlesquin fit construire à l'entrée
de l'usine près de l'endroit où se tenait le chaouch,
une petite médina pour vingt familles.
Chacune disposait d'une pièce couverte et d'une cour de
même taille. La famille dormait sur des nattes dans la
pièce couverte. À l'extérieur dans la cour,
on pouvait faire du feu de bois pour la cuisine et un point d'eau
fut aménagé pour chacune des familles. La majorité
des ouvrières de l'usine venait d'Inezgane et des Aït
Melloul. Elles voyageaient debout dans un camion pour rentrer
chez elles.
Dans les conserveries, le personnel était
majoritairement constitué de femmes. Partout le terme
de femmes au lieu d'ouvrières était employé,
sans que cela soit péjoratif. Les femmes étaient
une bonne centaine à travailler dans l'usine, sur les
chaînes.
Elles chantaient en travaillant, leur bébé dans
le dos. Elles donnaient le sein en travaillant.
Pour travailler, elles enlevaient leur grand voile (grand tissu
bleu marine avec lequel elles s'habillaient et se voilaient)
mais gardaient leurs turbans colorés et frangés
qui ne cachaient que les cheveux. Elles gardaient aussi leurs
lourds bijoux de chevilles et de poignets ainsi que leurs énormes
fibules en argent sur la poitrine et leurs colliers d'ambre.
Le tissu bleu marine déteignait sur la peau. C'est pour
cela qu'on les appelait les "bleues" par opposition
aux femmes voilées de blanc. Leurs mains et leurs pieds
étaient teints par le henné. À l'intérieur
de l'usine, elles portaient de jolies robes de coton léger
aux couleurs claires, longues jusqu'aux chevilles, les manches
longues retroussées et souvent une ceinture brodée
à la taille. Pour aller chercher de l'eau dans la cour,
elles remettaient leur grand voile.
Les tapis de sardines "brutes" défilaient
devant elles. Elles devaient écailler et vider les sardines,
leur couper la tête et la queue qu'elles jetaient sur un
tapis à déchets qui circulait sous les tables.
Elles avaient des gestes précis et rapides, travaillaient
vite et bien. Les sardines étêtées, éviscérées
et écaillées devaient avoir toutes exactement la
même taille pour entrer dans les boites. Mais quand elles
étaient très fatiguées (une session de travail
pouvait durer 48 heures d'affilée en fonction de la quantité
de poisson à traiter et tout le monde sait que le poisson
n'attend pas), elles jetaient tout sur le tapis à déchets
pour pouvoir rentrer plus vite chez elles.
Après avoir séché sous le tunnel, les sardines
étaient rangées à la main, tête-bêche,
puis recouvertes d'huile d'olive importée. Les boîtes
étaient ensuite serties automatiquement sur une chaîne.
Toutes les autres opérations étaient réalisées
automatiquement et c'était la fierté de Jean Guerlesquin.
Quand le poisson frais arrivait du port, il était entreposé
dans une chambre froide. C'était assez grand pour que
les camions viennent y benner le poisson. L'usine traitait essentiellement
des sardines et exceptionnellement du thon ou des calamars. Les
boîtes partaient ensuite pour l'Europe. Les boîtes
déformées ou mal serties étaient détruites
pour éviter tout risque d'intoxication, éventrées
et stockées en plein soleil.
Pendant le ramadan, les femmes travaillaient mais s'arrêtaient
à la tombée de la nuit pour manger et festoyer
sur place jusqu'à l'aube. Le lendemain, elles recommençaient
le travail et jeunaient toute la journée jusqu'au coucher
du soleil. Pendant la nuit, elles chantaient, poussaient des
cris stridents et dormaient peu.
Il y avait peu d'hommes dans les usines de conserve (quelques
hommes à la chaufferie, conducteurs de camions, gardien,
manutentionnaires et jardinier) mais tous s'arrêtaient
et se prosternaient pour faire les prières hebdomadaires.
Les femmes ne priaient pas à l'extérieur.
Ahmed, le chaouch, portait un turban blanc et une vareuse
militaire kaki. Sur sa veste, il exhibait toutes les décorations
qu'il avait obtenues dans l'armée française lors
de la guerre 39-40. En même temps qu'il gérait avec
maestria les entrées et les sorties de l'usine, il brodait
et cousait. C'était un personnage important dans la vie
de l'usine. Il parlait français. Il allait de temps en
temps à Inezgane où il disait avoir plusieurs épouses
et une quinzaine d'enfants.
Ijou
était la femme de ménage de la famille Guerlesquin
et son cousin Barak était le jardinier.
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Après le déjeuner,
Françoise et les enfants de son âge du QI
prenaient le car devant l'usine Petitjean pour aller à
l'école.
En attendant, ils jouent aux "métiers".
Puis ils passaient devant chez Amieux où habitait leur
maitre Paul Guillard dont l'épouse était
comptable dans cette conserverie.
Entre l'usine et la ville nouvelle, il n'y avait que des cailloux
et de la poussière.
Des hommes "bleus" avaient installé leurs tentes
marron en poils de chameau en périphérie.
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Le QI était habité principalement
par des européens, des français, des espagnols,
des portugais, des nordiques et même des russes blancs.
Les portugais et espagnols étaient souvent des réfugiés
politiques.
Beaucoup de français du QI étaient des bretons
et l'Association des Bretons était très active
à Agadir.
Les industriels de la sardine étaient des gens solidaires
entre eux. La sardine réunissait tout le monde. C'était
l'époque où des glacières en caisson métallique
rouge Coca Cola commençaient à se trouver à
tous les carrefours.
(D'après les souvenirs dans les années
50 de Françoise Joanin-Guillant, petite-fille de Jean
Guerlesquin,
directeur de l'Usine Alfred Chancerelle).
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