Sanana

 

 

 
Dans les années 50, à Agadir presque tout le monde connaissait Sanana.
Les souvenirs de Lahsen Roussafi et ceux d'un auteur anonyme nous le rendent éternel.

Souvenirs de Lahsen Roussafi : Hommage à un homme mystérieux

Lahsen Roussafi a connu cet homme que tout le monde appelait Fkir Sanana à Founti. Pas seulement à Founti où son nom était très connu mais aussi à la Kasbah, à Talborjt, à Yachech, un peu au Quartier Industriel.
En 1948, Lahsen le trouvait déjà vieux mais bien portant.
Il était le seigneur des rochers et pouvait circuler sur leur dos les yeux fermés.
Il portait un soin particulier à son grand panier de roseau qu'il enveloppait d'un tissu récupéré au port lors des déchargements d'orge.
De temps à autre, il ornait son sac d'oursins, de crabes, de multiples coquillages. Il disait que cela préservait des mauvais sorts et que cela faisait plaisir à ses clients et en général clientes.
Sa demeure à Founti se trouvait derrière la maison du caïd Ksimi et tout près de la famille Aghenaj, sous le mausolée du saint Sidi Boulknadel, le protecteur des pêcheurs. Il se recueillait souvent dans la coupole. Sanana était un prieur fervent. Au Ramadan, c'était lui qui réveillait les familles à 3 heures du matin pour prendre le dernier repas pour affronter la faim de la journée. Il faisait du porte à porte et ne s'en allait que lorsque les gens étaient debout. Il utilisait une canne qu'il ne quittait pas même à la plage. Il utilisait des noms propres pour chaque famille : " Réveillez-vous mes beaux coquelicots, mes belles moutardes, mes belles menthes, mes beaux basilics, etc ". Il utilisait aussi les abeilles, les perdrix, les mouflons … Un tas de noms qu'il répétait avec douceur.

Les gens reconnaissaient son ardeur, sa capacité de charité hors norme. À la fin du Ramadan, c'était lui qui récoltait le plus de dîme obligatoire religieusement. Cette dîme consistait à donner à peu près 2,5 kg de céréales (orge ou blé) utilisées toute l'année. Il donnait sa récolte aux pauvres, une œuvre de mystique.

Dans le temps, au printemps, il allait sur le flanc de la Kasbah cueillir les fleurs sauvages, les vraies fleurs du bled. Au lieu des oursins, des pieuvres, des crabes, des haricots de mer, il apportait sa récolte à Mme le Cabtain, à Mme Lieutna, à Mme Charjane.
Un gros bouquet multicolore allait aussi au Chef de Bureau des Affaires Indigènes. Quand il allait dans ce bureau, il mettait les médailles confectionnées par lui à partir des capsules de limonade ou autres. Il n'était pas fou ; il avait un cœur joyeux et aimait rire et plaisanter.
Tout le monde l'aidait. Il avait toujours quelques petits " ghanjous " (crochets) et des boîtes métalliques à donner pour extraire les haricots. Il avait appris à pêcher aux enfants le " gaw-gaw " (gobie) et à parler avec délicatesse aux moules collées aux rochers. Il récompensait d'une paume d'orge grillée oh combien délicieuse ! Il apprenait à se frictionner avec des algues et à mâcher les plus fines.
On ne lui connaissait ni épouse ni enfants.
Sanana était un homme pas comme les autres. Il n'urinait jamais dans les mares et tenait à ce qu'on ne le fasse pas. Jamais un mot vulgaire ne sortait de ses lèvres. C'était un éducateur, un cœur joyeux, un conteur, un chanteur aussi, il chantait le " Raïss Belaïd " …
Agadir le regretta lors de sa disparition en 1957 mais son nom s'est imposé jusqu'à ce jour, lui qui s'appelait Dada Mohamed SANANA
(Souvenirs de Lahsen Roussafi)

Sanana par un auteur anonyme

Hiver comme été, quelque soit le temps, Sanana arpentait la plage à la recherche des haricots de mer (tellines) qui à cette époque abondaient dans le sable mouillé découvert à marée basse. On voyait les minuscules trous d'air et l'on creusait pour récupérer des petits coquillages à en avoir le bout des doigts fripés et douloureux.
Sanana habitait le quartier de Founti dans une de ces maisons coincées entre la mer et la pente de la Kasbah, protégées par la présence bienveillante de Sidi Boulknadel, protecteur des marins, des terriens et des femmes en désarroi.
Sanana arpentait la plage à grandes enjambées comme s'il faisait la course avec la marée montante. Il portait un énorme panier de roseau tressé rempli à ras bord de haricots de mer aux teintes gris vert nuancées de marron allant jusqu'au jaune ocre foncé. De temps en temps Sanana s'avançait dans la mer, trempait son panier dans l'eau claire pour en chasser le sable.
Par temps frais ou couvert, il ne portait que son chèche enroulé sur son crane rasé mais quand le soleil tapait dur, il posait sur son crâne un chapeau de paille tressée par dessus le turban. Comme il était petit et maigre il ressemblait à un champignon. Il portait une chemise marocaine sans col, fixée sur l'épaule gauche par deux boutons, largement échancrée autour du cou, un seroual kandrissa serré à la taille par une cordelette et remonté au-dessus des mollets pour pénétrer dans l'eau sans se mouiller. Du large pantalon sortaient deux jambes maigres et torses terminées par des pieds nus aux orteils énormes dont l'eau de mer ridait la peau en larges plis.
Dès que Sanana voyait arriver les enfants courant vers lui, il souriait plissant davantage son visage hâlé et buriné par l'âge, le soleil et le vent. Ses yeux presque noirs brillaient sous des sourcils touffus au fond d'arcades profondes. Il était très fier de sa récolte. Il permettait parfois aux enfants de toucher les coquillages mouillés et frais, doux et lisses sous les doigts.
Il saluait avec déférence les mères de ces enfants curieux en leur donnant des grades militaires : madame mon lieutenant, madame mon cap'tain. Puis il soupirait longuement, et repartait pressé vers Founti
(souvenirs d'un auteur anonyme, Plaquette Founti du Lien des Anciens d'Agadir et du Souss, pp 40-42).