Souvenirs de Lahsen Roussafi : Hommage
à un homme mystérieux
Lahsen Roussafi a connu cet homme
que tout le monde appelait Fkir Sanana à Founti.
Pas seulement à Founti où son nom était
très connu mais aussi à la Kasbah, à Talborjt,
à Yachech, un peu au Quartier Industriel.
En 1948, Lahsen le trouvait déjà vieux mais bien
portant.
Il était le seigneur des rochers et pouvait circuler sur
leur dos les yeux fermés.
Il portait un soin particulier à son grand panier de roseau
qu'il enveloppait d'un tissu récupéré au
port lors des déchargements d'orge.
De temps à autre, il ornait son sac d'oursins, de crabes,
de multiples coquillages. Il disait que cela préservait
des mauvais sorts et que cela faisait plaisir à ses clients
et en général clientes.
Sa demeure à Founti se trouvait derrière la maison
du caïd Ksimi et tout près de la famille Aghenaj,
sous le mausolée du saint Sidi Boulknadel, le protecteur
des pêcheurs. Il se recueillait souvent dans la coupole.
Sanana était un prieur fervent. Au Ramadan, c'était
lui qui réveillait les familles à 3 heures du matin
pour prendre le dernier repas pour affronter la faim de la journée.
Il faisait du porte à porte et ne s'en allait que lorsque
les gens étaient debout. Il utilisait une canne qu'il
ne quittait pas même à la plage. Il utilisait des
noms propres pour chaque famille : " Réveillez-vous
mes beaux coquelicots, mes belles moutardes, mes belles menthes,
mes beaux basilics, etc ". Il utilisait aussi les abeilles,
les perdrix, les mouflons
Un tas de noms qu'il répétait
avec douceur.
Les gens reconnaissaient son ardeur, sa capacité
de charité hors norme. À la fin du Ramadan, c'était
lui qui récoltait le plus de dîme obligatoire religieusement.
Cette dîme consistait à donner à peu près
2,5 kg de céréales (orge ou blé) utilisées
toute l'année. Il donnait sa récolte aux pauvres,
une uvre de mystique.
Dans le temps, au printemps, il allait sur le flanc de la Kasbah
cueillir les fleurs sauvages, les vraies fleurs du bled. Au lieu
des oursins, des pieuvres, des crabes, des haricots de mer, il
apportait sa récolte à Mme le Cabtain, à
Mme Lieutna, à Mme Charjane.
Un gros bouquet multicolore allait aussi au Chef de Bureau des
Affaires Indigènes. Quand il allait dans ce bureau, il
mettait les médailles confectionnées par lui à
partir des capsules de limonade ou autres. Il n'était
pas fou ; il avait un cur joyeux et aimait rire et plaisanter.
Tout le monde l'aidait. Il avait toujours quelques petits "
ghanjous " (crochets) et des boîtes métalliques
à donner pour extraire les haricots. Il avait appris à
pêcher aux enfants le " gaw-gaw " (gobie) et
à parler avec délicatesse aux moules collées
aux rochers. Il récompensait d'une paume d'orge grillée
oh combien délicieuse ! Il apprenait à se frictionner
avec des algues et à mâcher les plus fines.
On ne lui connaissait ni épouse ni enfants.
Sanana était un homme pas comme les autres. Il n'urinait
jamais dans les mares et tenait à ce qu'on ne le fasse
pas. Jamais un mot vulgaire ne sortait de ses lèvres.
C'était un éducateur, un cur joyeux, un conteur,
un chanteur aussi, il chantait le " Raïss Belaïd
"
Agadir le regretta lors de sa disparition en 1957 mais son nom
s'est imposé jusqu'à ce jour, lui qui s'appelait
Dada Mohamed SANANA
(Souvenirs de Lahsen Roussafi)
Sanana par un auteur anonyme
Hiver comme été, quelque soit le temps, Sanana
arpentait la plage à la recherche des haricots de mer
(tellines) qui à cette époque abondaient dans le
sable mouillé découvert à marée basse.
On voyait les minuscules trous d'air et l'on creusait pour récupérer
des petits coquillages à en avoir le bout des doigts fripés
et douloureux.
Sanana habitait le quartier de Founti dans une de ces maisons
coincées entre la mer et la pente de la Kasbah, protégées
par la présence bienveillante de Sidi Boulknadel, protecteur
des marins, des terriens et des femmes en désarroi.
Sanana arpentait la plage à grandes enjambées comme
s'il faisait la course avec la marée montante. Il portait
un énorme panier de roseau tressé rempli à
ras bord de haricots de mer aux teintes gris vert nuancées
de marron allant jusqu'au jaune ocre foncé. De temps en
temps Sanana s'avançait dans la mer, trempait son panier
dans l'eau claire pour en chasser le sable.
Par temps frais ou couvert, il ne portait que son chèche
enroulé sur son crane rasé mais quand le soleil
tapait dur, il posait sur son crâne un chapeau de paille
tressée par dessus le turban. Comme il était petit
et maigre il ressemblait à un champignon. Il portait une
chemise marocaine sans col, fixée sur l'épaule
gauche par deux boutons, largement échancrée autour
du cou, un seroual kandrissa serré à la taille
par une cordelette et remonté au-dessus des mollets pour
pénétrer dans l'eau sans se mouiller. Du large
pantalon sortaient deux jambes maigres et torses terminées
par des pieds nus aux orteils énormes dont l'eau de mer
ridait la peau en larges plis.
Dès que Sanana voyait arriver les enfants courant vers
lui, il souriait plissant davantage son visage hâlé
et buriné par l'âge, le soleil et le vent. Ses yeux
presque noirs brillaient sous des sourcils touffus au fond d'arcades
profondes. Il était très fier de sa récolte.
Il permettait parfois aux enfants de toucher les coquillages
mouillés et frais, doux et lisses sous les doigts.
Il saluait avec déférence les mères de ces
enfants curieux en leur donnant des grades militaires : madame
mon lieutenant, madame mon cap'tain. Puis il soupirait longuement,
et repartait pressé vers Founti
(souvenirs d'un auteur anonyme, Plaquette Founti du Lien des
Anciens d'Agadir et du Souss, pp 40-42).