Été 1956. Le séjour du pilote René
Bourneton à Cuers arrive à son terme. Il vient
d'être affecté comme Maitre pilote (MP) à
l'escadrille 56 S d'Agadir. Il est fou de joie de retrouver
la ville qu'il a connue et le pays natal de son épouse.
Il y restera jusqu'en 1959.
1er octobre 1956 - Départ de René Bourneton
pour être en place à l'ouverture des cours des élèves
de l'EPV (École du Personnel Volant) d'Agadir.
Trajet sur un SO 30 P Bretagne, avion de transport ralliant
Marseille à Casablanca puis, par car Pullman ralliant
Casablanca à Agadir.
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L'escadrille 56 S
est le bras droit de l'école EPV formant les volants
(sauf les pilotes) les navigateurs, radaristes, mécaniciens,
armuriers, contrôleurs aériens, radios, photographes.
En plus de cette mission de
formation, il y a des servitudes à effectuer
:
- Liaisons sur Casablanca, Khouribga, Port-Lyautey, etc.
- Transport de fret, transport des équipes sportives,
ravitaillement des postes militaires éloignés des
Confins par le "Légumier" ;
- La surveillance des côtes (Ifni, Draa, Rio d'El Oro)
;
- Les reconnaissances aériennes, les photographies.
- La participation à la lutte antiacridienne.
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Pour effectuer ces tâches,
l'EPV/56 S est pourvue d'un grand parc aérien nécessitant
près de 300 personnes pour son entretien et son fonctionnement.
Elle dispose de :
- 10 quadrimoteurs MB 161 Languedoc (navigation-radariste
et transport) surnommés par dérision les meilleurs
trimoteurs de la marine ; anciens avions d'Air France transformés
en avion-école auxquels on a ajouté radar et table
de navigation ; un seul est resté en l'état avec
ses 75 sièges passagers qui servira au transport du personnel.
- 15 bimoteurs SO 94 et 3 ou 4 SO 95 équipés
de radar ;
- 4 trimoteurs Junkers 52 (surnommés Julie) pour
toutes les missions extérieures (légumier, transport
d'équipes de football, vols sanitaires antiacridiens,
évacuation du personnel, etc.).
Pour armer ces avions, il y a :
- 15 officiers mariniers ;
- 7 à 8 officiers.
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L'escadrille est cantonnée
à la base Nord, accolée au village marocain de
Ben Sergao ; à sa droite, le hangar de l'escale
civile d'Air Maroc ("Air Couscous"). La base se situe
à 7 km d'Agadir sur la route de Taroudant-Tiznit. Depuis
1952, la ville d'Agadir s'est agrandie, se transformant en
jolie petite station balnéaire avec des immeubles blancs,
des hôtels, de larges avenues bordées de palmiers
avec en toile de fond la Kasbah et à ses pieds le port
puis l'immense plage de sable fin.
Le 1er souci de René
sera de s'inscrire au bureau des logements. N'ayant jamais été
logé par la Marine, il est prioritaire. Et 2 mois plus
tard, il pourra s'installer comme "célibataire géographique".
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À l'escadrille,
le pilote René Bourneton est opérationnel sur JU
52 et SO 95 dès son arrivée à
la 56 S. Le lâché sur quadrimoteur a lieu
la semaine suivante. René recommence à sillonner
le ciel marocain pour l'entraînement des élèves.
Au bout de 3 ans, à force de parcourir les mêmes
itinéraires, il connait tous les cailloux du Maroc!
Il est moniteur sur le Julie JU 52 (surnom du Junkers)
de jour comme de nuit ; il n'y a pas foule pour voler sur ce
type d'appareil trimoteur, ancien, pas modernisé et surtout
difficile à manuvrer au sol car équipé
de freins pneumatiques, rendant le roulage très délicat.
Avion touristique dont la vitesse n'excède pas 200 km/h
ce qui permet de savourer le paysage !
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Le Junkers JU
52 légumier
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Quinze jours
après son arrivée, René Bourneton s'installe
sur la ligne dite du "légumier".
Issue d'une entente entre la Marine et l'Armée de l'Air,
cette ligne consiste à faire des rotations alternées
tous les 15 jours : une au départ d'Agadir (Marine) avec
un JU 52, l'autre au départ de Dakar (Armée de
l'Air) avec un Nord Atlas afin d'assurer le ravitaillement
des postes militaires isolés en Mauritanie.
Le circuit est le suivant : Agadir - Tindouf - Aït Ben
Tilli - Fort Trinquet (Bir Moghreb) et retour.
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Les moyens mis en uvre
par la Marine : un Ju 52 de la 56S avec un potentiel
de charge (pleins complets) de 750 kg plus l'équipage.
L'équipage se compose d'un pilote commandant d'aéronef
- un co-pilote - un mécanicien - un radio - un navigateur
- un officier des Affaires Indigènes et parfois le toubib
de la base.
Quelques fois, s'ajoutent des militaires, officiers spécialistes
du renseignement chargés de collecter les informations
auprès des chefs de poste sur d'éventuels mouvements
de forces de l'ALM (Armée de Libération Marocaine)
et quelques passagers Maures autorisés.
Les équipages changent tous les mois mais le mécanicien
et le radio sont toujours les mêmes : SM Bartissol pour
le mécanicien et Duchet pour le radio qui en sont
à 42 rotations.
En plus des vivres et du courrier,
les autochtones qui habitent près des postes desservis
et qui ont besoin de soins médicaux sont autorisés
à prendre place à bord ainsi que les prostituées
du BMC (Bordel militaire de campagne) ce qui rend ces vols épiques
et haut en couleur.
Le pilote, Cdt aéronef,
doit impérativement avoir fait au moins deux voyages comme
co-pilote. Personne ne se bouscule pour partir à l'aventure
: pas de piste en béton, des pistes de sable balisées
sommairement par des fûts d'essence vides, des difficultés
à repérer les escales, vent de sable, etc. Pas
de moyen de radio navigation (sauf à Fort Trinquet : un
gonio et une balise radio).
Ces vols d'une durée
moyenne de trois jours par beau temps ne sont pas de tout repos
par vents de sable et brumes fréquentes. Les moyens de
navigation sont quasi inexistants ; le Junkers 52 ne possède
ni astrodôme, ni support de sextant périscopique.
Le navigateur ne dispose que d'un simple dérivomètre
et travaille sur une planchette, assis sur une banquette dans
la cabine arrière.
Il n'y a pas de piste en dur pour atterrir, mais une bande de
sable matérialisée par 3 ou 4 tonneaux peints en
blanc. Les jours où sévit un fort vent de sable,
il faut bien connaître les lieux car la navigation se fait
à vue, sans radionavigation, avec la hantise de rater
une escale car il en va de la renommée de l'Aéro
!
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À Aïn Ben Tili, il
y a un beacon (balise) actionné par un générateur,
monté sur un vélo actionné par un Sénégalais.
L'heure prévue d'arrivée est connue mais l'avion
a toujours du retard
La difficulté est réelle car
le bordj en pisé 20m x 20m est presqu'impossible à
voir suivant l'éclairage du soleil.
Aucun équipage de la Marine n'a raté l'escale de
Ben Tili, mais l'Armée de l'Air - oui ; c'est un challenge
pas facile à tenir.
Chaque pilote a ses repères :
pour René Bourneton c'est : - au cap -altitude 800 m le
Tirsal (pain de sucre) en bout de l'aile gauche, le bordj
doit se trouver dessous mais avec le vent de sable, une visibilité
horizontale nulle, c'est un peu le poker ; cependant René
ne le rate jamais.
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Le ravitaillement des postes
consiste à apporter des légumes frais (d'où
le nom de légumier donné au JU 52),
des poissons, des vins, du pétrole pour les frigos, et
une foule d'objets hétéroclites livrés par
ces épiciers du désert ! Avec en plus, ce qui est
de première importance : la distribution du courrier qui
est sacrée comme au temps de l'Aéropostale mais
sans les dangereux Touaregs remplacés par l'armée
de libération échappant à tout contrôle.
Le chargement du
Ju 52 se fait la veille.
Les 750 kg de marchandises sont fournis par l'intendance militaire
sauf les légumes frais qui sont achetés au souk
la veille ainsi les poissons, les boissons, le champagne à
Noël, les pièces de rechange et le pétrole
pour les frigos, etc.
Les achats de cageots de menthe fraiche se font également
la veille au souk ainsi que les achats personnels de charcuterie
; les épouses participent même à la confection
de rideaux pour le personnel de Fort Trinquet.
Les deux prostituées du BMC sont embarquées à
Tindouf pour Fort Trinquet et au retour se fera la relève
du mois.
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Un légionnaire
monte la garde devant la guitoune du BMC très fréquenté.
Les prostituées
gagneraient pas mal d'argent et commandent des robes et sous
vêtements au mécanicien Bartissol et au radio
Duchet, chargés de prendre les mesures et vérifier
les essayages !
L'équipage est logé chez les civils STS radios,
mécaniciens, météo, et reste souvent le
lendemain pour aller à la chasse à la gazelle.
Le mécanicien Bartissol découpe les animaux
; un gigot revient d'office au Pacha de la 56 S.
En 3 ans et 15 rotations, aucun incident pour le Cdt René
Bourneton (sauf une égratignure).
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Source : René Bourneton,
pilote
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