Formation d'un pilote - René Bourneton
BAN Agadir - Escadrille 55 S
Stage bimoteur - 1952

 

Alors qu'il est encore élève pilote, René Bourneton, après 260 heures de vol, choisit d'effectuer son stage sur bimoteurs. Il est amené à changer de base, et il est désigné sur la base d'Agadir, escadrille 55 S où, avec cinq camarades, il va terminer son stage.
La base principale d'Agadir est alors une grosse base de 1100 personnes et de deux escadrilles d'école : la 55 S (école de pilote bimoteurs et multimoteurs) et la 56 S formant le reste du personnel volant.
René Bourneton arrive à Agadir au mois de juin 1952 par le Pullman reliant Casablanca à Agadir.

Le stage doit s'effectuer sur Goéland.

29 juin 1952 - Début du stage - le programme est le suivant :

A- Double commande avec le moniteur Lescaré -Tours de piste - Vol de sécurité sur 1 moteur, puis lâchés en solo au bout de 16h sur une vingtaine d'heures
B- Vol sans visibilité (USU) sous capote - Vols aux instruments (10 h)
C- Radio guidage (radio compas - gonio) 30 h
D- Navigation et radionavigation
E- Vol de nuit (double commande et lâché 104 en tout 140 h de vol pour être enfin déclaré et obtenir le brevet de pilote le 30 octobre 1952 - n° 3941

Après 11 mois passés à l'école de pilotage, Agadir va permettre à René Bourneton de terminer sa spécialisation sur bimoteur et d'obtenir enfin le fameux macaron !
" Avec mes camarades Carrère - Durand - Rodier - Brandon, raconte René, nous avons fait la première partie du voyage par le train jusqu'à Casablanca où le soir nous avons pris un Pullman, autobus très renommé aux USA, pour une nuit de trajet dans des conditions très agréables. Au petit matin, nous sommes arrivés à Agadir, ville moderne que j'avais découverte en 1949 lors d'une escale liaison entre Cuers et Dakar.
 Ses bâtiments blancs, la SATAS, le Mauritania, le Marhaba, s'intègrent parfaitement avec la ville indigène, le Talbordj. La base se situe à 7 kilomètres sur la route de Taroudant, grande base avec 2 escadrilles : la 55 S (ma base) et la 56 S qui forme le personnel volant.
Nous sommes reçus par le commandant qui nous souhaite la bienvenue et le succès en fin de stage puis, nous faisons connaissance avec notre "carré", pièce que je vais partager avec mon camarade Carrère. Étant déjà second maître, nous mangeons au poste ; la nourriture est bonne, très variée et compte tenu de la proximité de la côte, riche en poissons.

Je fais connaissance avec le Caudron Goéland, bimoteur moderne - mais déjà dépassé - muni d'hélices à pas variable, volets, trains d'atterrissage rentrant, capable de se poser et de voler sur un seul moteur.

Caractéristiques du Caudron C 449 Goéland :


Envergure : 17,50 m
Longueur : 13,766 m
Surface : 42 m2
Poids vide : 2 600 kg
Poids total : 3 700 kg
Distance franchissable : 700 km avec 2 pilotes et 6 passagers
Moteurs : 2 x Renault 6Q de 220 ch

Notre moniteur, maître Lescaré, est un vieux pilote chevronné ayant fait ses cours en 1933, très bon enseignant, il pourrait être mon père et m'inspire confiance.
Nous commençons, comme d'habitude à étudier les caractéristiques de cet avion, reconnaissance au poste yeux bandés, de tous les instruments, cadrans, boutons, manettes ; tout devait nous tomber sous la main, automatiquement, sans chercher. Ce rituel sera toujours le même, quel que soit l'appareil que j'aurai à piloter par la suite.
Le 23 juin 1952, dix jours après mon arrivée, j'effectue mon premier vol d'adaptation et d'accoutumance. Les débuts sur un bimoteur ne sont pas aisés, trop de moteur à droite et l'avion part à gauche, et vice versa… Dès le chemin de roulement, j'entame un slalom vite réprimé par Lescaré :
"Petit ! Tu n'es pas à Aulus (Aulus-Les Bains en Ariège dont est originaire René) sur des skis !... L'avion, petit, c'est comme un vélo, pour avancer tu appuies sur des pédales, ici, tu mets les gaz !"

La réalité s'avéra un peu plus complexe et avant chaque décollage et atterrissage, nous répétions deux phrases mnémotechniques célèbres dans la Marine, afin de nous rappeler toutes les manœuvres obligatoires à effectuer :

- Au décollage : Héloïse Presque Gironde et Volage

H pour hélice
P pour pression
G pour giro à recaler
V pour voler, mettre ½ volet
 
 
 

 - À l'atterrissage : Fais Ton Métier Pour Vivre Entier et Heureux

F pour frein, essayer les freins, pomper
T pour train bien sorti, vérifier qu'il est sorti
M pour moteur, vérifier tous les paramètres
P pour plein petits pas
V pour volets, sortis à la demande, volets de capots fermés
E pour essence, vérifier réservoir et pompe
H pour harnais bloqué
 





Tous les pilotes "vin rouge" ont appris et appliqué ces phrases. Plus tard, sur les avions vraiment modernes, il nous faudra égrener une check-list de plusieurs pages avant chacune de ces manœuvres.
Les petits inconvénients du début sont vite corrigés car sur la piste et au moment de l'atterrissage, le Goéland possède la capacité de tenir en vol horizontal avec un seul moteur ; il faut jongler avec les réglages et les commandes pour négocier les atterrissages avec un moteur simulé en panne du côté extérieur au virage, un véritable problème de précision dans le pilotage mais que j'ai assez vite maîtrisé. Après 14 heures de double commande, j'entends Lescaré me dire : "Tu peux y aller, petit !" Et il dégrafe ses sangles, retire le fil de l'interphone, appelle le 2ème élève, en l'occurrence Carrère, sort de l'appareil et se dirige vers la tour de contrôle pour surveiller les ébats de ses deux protégés.
Je pilote la 1ère heure, enchainant atterrissage sur atterrissage, puis retour au parking et changement de pilote. Carrère se trouve maintenant à gauche et moi à la place du copilote. Encore un "lâché" !
 
Ma joie est plus contenue, plus intériorisée que celle éprouvée sur le Stampe.

Le stage se poursuit avec vol de nuit, vol radionavigation, vol navigation, les heures s'accumulent, contrôle nuit, contrôle radionavigation percée QDM (cap magnétique donné au pilote par une station goniométrique au sol) etc.

Le 23 septembre 1952, je passe avec succès mon dernier contrôle en tant qu'élève pilote et le 24 septembre 1952, avec Carrère, j'effectue le 1er vol de ma carrière, un vol navigation en solo Agadir-Port Lyautey en tant que commandant de bord avec équipage radio et mécanicien. Tout se passe très bien ; à l'arrivée réception au poste des seconds maîtres laissant augurer des festivités qui nous attendent la semaine suivante. Le lendemain, Carrère prend les commandes pour le retour et moi, la place de copilote chargé de la navigation.
C'est un samedi, sur le parking désert de la 55 S, Lescaré vient spécialement pour nous féliciter et nous inviter personnellement à venir déguster le repas du soir chez lui. Nous sortons l'après-midi pour lui acheter un cadeau, un service à liqueur, et le soir nous nous rendons aux Chalets Marines où j'habiterai plus tard. Nous y passons une excellente soirée mais sans débordement.
 
 


 
 Le lundi, près de 18 mois après le début de mon stage, avec quatre autres futurs pilotes, je me rends à la cérémonie de remise des Macarons (le macaron signifie que les deux ailes en bronze nous supportent, l'étoile nous guide, l'ancre nous attache et la couronne nous attend (laurier au décès).
Tout l'état-major est rassemblé, Pacha de la base, Pacha de l'escadrille, les moniteurs … après les discours et félicitations d'usage, René doit plonger sa tête dans un saladier de champagne et récupérer son insigne personnel de pilote.
Le moniteur le lui agrafe sur sa tenue de sortie blanche. Quelle joie ! Moi, le petit René turbulent, peu assidu à l'école, couturé de cicatrices, j'ai pu mener sans défaillance mon projet de voler de mes propres ailes ! Maman, j'aurais aimé que tu sois là car mon bonheur, c'est aussi le tien, toi qui m'as supporté et guidé avec amour.
 Mes pensées vont aussi vers ma fiancée ; nous devons nous marier le 11 janvier suivant. J'effectue les formalités nécessaires auprès de la Marine ; à cette époque, nous devons avoir l'autorisation de la hiérarchie qui, après enquête de bonnes mœurs accepte ou refuse le mariage. Je me prépare mentalement et physiquement à ce changement de vie. Le tailleur de la Légion étrangère me confectionne un costume fantaisie en serge ainsi qu'un costume civil ; je renouvelle toute ma garde-robe civile et fais l'acquisition d'une superbe malle pour loger tous mes effets ".

 

D'élève pilote, je deviens pilote élève ; en effet la Marine m'a désigné ainsi que mes trois autres camarades, pour effectuer le stage sur avions multimoteurs. Heureusement que le nombre de moteurs se limite à quatre ! Trois mois de plus à la 55 S !
Dix jours après avoir reçu le brevet de pilote, je commence mon stage sur Avro Lancaster, un monstre, le plus gros avion de l'école ; mais j'ai déjà volé sur le Sunderland … comme mécanicien !

Caractéristiques de l'Avro Lancaster :

Envergure : 31,09 m
Longueur : 21,18 m
Hauteur : 6,10 m
Motorisation : 4 moteurs Rolls Royce Merlin V12 refroidis par liquide
Puissance totale : 4 x 1460 = 5840 cv
Vitesse maximale : 462 km/h à 3500 m
Plafond pratique : 7500 m
Distance franchissable : 1670 km
Équipage : 7 membres
Armement : 8 mitrailleurs de 7,7 plus 8800 kg de bombes.

Avion de légende, bombardier britannique, l'Avro Lancaster est le seul à pouvoir transporter une telle charge de bombes. Utilisé seulement la nuit, son action la plus connue est la destruction des barrages de la Ruhr allemande à l'aide de bombes à ricochés.
La 55 S est dotée d'une dizaine d'appareils pour remplacer l'avion école Wellington usé et remis à la casse (la France a été dotée de 60 Lancaster suite au Traité de Défense de l'Union de l'Europe Occidentale pour des missions d'entrainement, de lutte ASM (anti sous-marine) et de secours en mer en 1951 et 1952.

Je fais équipe avec le SM Gilles Durand avec comme moniteur le SM Quinson, jeune pilote de KG1. C'est le seul à ce grade à être moniteur sur Lancaster (il partira ensuite à Air France).  
Le 13 octobre 1952, nous effectuons notre 1er vol d'accoutumance ! Oui, il faut s'accoutumer car, sur cet appareil,

toutes les proportions se trouvent modifiées, le poste de pilotage se situe à une hauteur équivalant à un immeuble de 3 étages ; quand je pousse la manette des gaz, sous la poussée des 6000 cv, la carlingue gémit, il faut tenir, maintenir et pousser vers l'avant les manettes des gaz pour contrer l'avion qui a tendance à ne pas vouloir rester sur la piste lorsque l'on bascule sur les roues. Patience et persévérance, après 6 heures de pratiques, Durand et moi sommes lâchés. Le mot magique : "Vas-y !" a été prononcé. Vol tranquille, en solo,
changement de poste après 1 heure de pilotage. Le poste de gauche est réservé au pilote C.A ayant tous les instruments de contrôle, manettes, cadrans, à sa disposition. Quinson, "Quinquin" comme nous l'appelons, est content de ses élèves et après quelques vols en P.S.V et entrainement de nuit, de nouveaux contrôles et vols en solo, notre apprentissage touche à sa fin.

 




En faisant un bref retour en arrière, sur les 15 mois que dura ma formation, j'ai vécu deux grands moments d'euphorie : mon premier lâché sur Stampe, mais surtout un lâché de nuit sur Lancaster par une nuit tropicale, noire, calme, sans vent, une piste balisée par un bel éclairage, la rampe d'approche, c'était féérique !

J'enchaînais atterrissage sur atterrissage avec une grande facilité, les pneus effleuraient le sol goudronné d'un "baiser" et reprenaient aussitôt leur envol…


Durant toute ma carrière, j'ai mis en pratique la maxime affichée en évidence dans la salle des pilotes de la 55 S :

Il est facile de faire un pilote mais très difficile de faire un vieux pilote !  

À la fin du stage, nous recevons nos affectations directement du ministère. Tous mes copains sont affectés dans des flottilles armées de Lancaster.

De mon côté, je dois me rendre à la 11 F stationnée à la BAN Lartigue à côté d'Oran, ce qui me satisfaisait : ce n'est pas trop loin du Maroc et de ma fiancée.

Les formalités accomplies pour quitter la base, j'aurai deux mois de permission qui seront bien remplis puisque je pourrai rejoindre ma future épouse à Khouribga, me marier et rentrer en métropole pour voir mes parents et Aulus en hiver !.



Source : René Bourneton, pilote