Récit de Lahsen

 


 
Pendant que Hadj Lahsen Roussafi racontait, il ne pouvait retenir ses larmes ; lui qui n'avait pas pleuré durant 25 ans après le tremblement de terre malgré l'ampleur du désastre.
Lors du séisme, il vivait avec sa famille dans la maison de terre située à quelques mètres de l'école primaire à deux classes dirigées par M. Simon. Le terrain sur lequel se trouvait la maison appartenait aux Domaines ; son relief était plat par rapport aux 90 % des terrains en face qui étaient en pente.
Trois nuits avant le séisme, Lahsen aidait son ami Lahcen Sbaïss à réviser ses leçons pour la préparation de l'examen. Il étudiait avec lui au Lycée Youssef Ben Tachfine mais le précédait d'un an. Il avait déjà passé deux nuits d'affilée avec son ami et une troisième nuit était prévue ; c'était la nuit du séisme. À la grâce de Dieu, Lahsen décida à la dernière minute de rester chez lui.

 
 La maison de Lahsen était bâtie de terre et de paille, couverte de roseaux et de terre. Elle se composait de cinq pièces : la 1ère de forme carrée mesurant deux mètres de longueur et de largeur était occupée par Lahsen lui-même ; la seconde par sa mère ; la 3ème par la sœur de Lahsen et son mari, leurs 2 enfants dont un nourrisson et la sœur du mari ; la 4ème était louée par une famille composée du mari et son épouse, sa belle-mère, sa sœur et 5 enfants ; et la 5ème était louée par un couple sans enfants.
Cette maison avait été construite par la mère de Lahsen qui était maçonne, avec l'aide de Lahsen et de sa sœur Ijja. On vivait, nous dit Lahsen, des loyers reçus et du sérieux travail de ménagère de notre mère chez les européennes. Elle parlait le français et l'espagnol, appris sur le tas.
 

Lorsque le tremblement se produisit, Lahsen le ressentit comme un tonnerre qui remontait des profondeurs de la terre, puis il se retrouva, après un effroyable fracas, sous les étoiles, le toit s'étant écroulé, loin de lui, du côté des cactus qui les entouraient. C'est ce qui arriva à la chambre de sa mère et à celle du couple sans enfants. La chambre occupée par la famille de neuf personnes s'était écroulée ; tous étaient morts sauf le mari qui était sorti chercher du sucre pour le dernier repas de 3h 30. Ce fut le cas de la chambre de la sœur de Lahsen ; son mari fut retrouvé mort ainsi que la sœur de celui-ci.


Lahsen dit : "Ma sœur et ses deux enfants furent retrouvés après des fouilles de plus de deux heures ; les enfants étaient indemnes, et ma sœur avait une fracture du bassin.
Les onze morts de la maison moururent d'asphyxie. Il eut été possible, nous dit Lahsen, de les sauver en pratiquant un minimum de secourisme".

Hadj Lahsen avait fait partie du groupe de secourisme Hassania pendant 4 ans ; il avait appris à prodiguer les premiers soins aux victimes dans de telles situations, mais il était sous le choc et ne pensa pas à tout cela, croyant qu'il s'agissait de la fin du monde.
"À ce jour, nous dit il, j'ai toujours ressenti des remords, j'aurais pu sauver des vies mais je ne l'ai pas fait dans ces ténèbres et ce grand choc".


Lahsen ne sait dire combien de temps s'était écoulé quand il entendit des cris et gémissements venant de tous côtés. On entendait, mais on ne voyait rien en raison de l'obscurité dense et du nuage de poussière provoqué par le tremblement. Lahsen pensa qu'il s'agissait d'un volcan.
Le mari qui était parti chercher du sucre, très loin de la maison, trouva la chambre aplatie ; il se mit à vouloir exhumer les membres de sa famille ; ils étaient tous morts, ils étaient huit ou neuf puisque sa femme était enceinte de neuf mois.
Lahsen et sa mère réussirent à sortir Ijja (sœur de Lahsen) et ses enfants, vivants, des décombres, mais le mari de Ijja et la sœur du mari étaient morts.

Lahsen voulut s'enquérir des voisins et vit l'ampleur de la dévastation : toutes les maisons étaient fendues et les voisins morts sous les décombres. Tous étaient morts. Toutes les maisons des Domaines étaient en pisé et les toitures étaient en poutre roseaux et argile.

Des heures plus tard, Lahsen décida d'aller inspecter la situation de ses amis. Il se rendit chez Lahcen Sbaïss avec qui il devait passer la nuit. Il trouva le père, la mère et une sœur de son ami Lahcen étalés sur les décombres, sortis par des inconnus, et qui se plaignaient terriblement de leurs blessures. Lahcen et son cousin qui se trouvaient au rez de-chaussée avaient été pris par les décombres de la maison et de plus, par la maison qui se trouvait à l'arrière. Le père de Lahcen Sbaïss affirma à Lahsen qu'il était impossible d'y accéder pour les secourir. Les parents avaient des fractures et attendaient d'être transportés vers un centre de soins.

"Je restai longtemps prostré sur ces décombres en train de me voir sous ces amas de pierres et de terre" nous dit Lahsen.

La chambre de Lahcen Sbaïss qui était au rez-de-chaussée venait d'être refaite en briques, ciment et ferrailles. "Mon Dieu tout cela est-il possible ? Je prie Dieu de m'avoir bien guidé cette nuit … Et je crois fermement au destin. C'est un second choc après celui de ma famille. Je n'arrive pas à croire que j'étais là, dans cette belle chambre neuve, électrifiée, ornée d'images, de tapis, avec un poste de radio" songeait Lahsen.

Lahsen quitta les décombres de son ami Lahcen Sbaïss pour se rendre chez son ami Mohamed Ou Lahoucine.

Mohamed Ou Lahoucine qui travaillait en Ville Nouvelle au magasin de fleurs " Au Cactus " avenue Paquet était un ami intime de Lahsen. Il lui donnait de temps en temps un peu d'argent et ils allaient ensemble au cinéma Rialto (en Ville Nouvelle). Il était pour lui comme un frère, il l'accompagnait à son domicile et prenait un repas avec lui en tête à tête. Il arrivait qu'il passât la nuit chez lui. Comme Lahsen, Mohamed avait perdu son père, il vivait avec sa mère et ses deux frères. Sa mère se voilait, elle ne voyait personne y compris Lahsen qui était pourtant comme son fils. On dit ici qu'elle est " hajba ". Elle claquait des mains pour que Mohamed vienne récupérer le repas pris avec son ami.

Avant d'arriver à 800 mètres de chez son ami Mohamed, Lahsen aperçut une belle femme vêtue d'une chemise de nuit, les cheveux épars sur les épaules, assise et sur ces genoux, la tête d'un jeune homme pris au piège sous les décombres.

Je regardai attentivement le jeune homme : "je me rendis compte qu'il ressemblait à mon ami Mohamed Ou Lahoucine ; il était couvert de poussières et de gravats. J'ai voulu me rassurer et demandais à la femme ; elle me dit que " c'est Mohamed, ton ami et je suis sa mère ". Je voyais pour la première fois un ange au féminin, d'une extrême beauté, les cheveux au vent, sur un tas de décombres. J'étais troublé, figé, ne sachant ni avancer, ni reculer. Mon Dieu, je continue de rêver, sommes-nous vraiment vivants ou … j'ai vu mon ami inerte, bien mort sous la chute de l'immeuble d'en face en compagnie de l'un de ses frères".


Je demandais à cette femme de me le confier pour le porter au cimetière. Elle hurlait que son fils n'était pas mort et ne faisait que lui ouvrir les paupières, les lâchant à nouveau croyant qu'il était bien vivant. Je lui demandai une fois encore de me le remettre afin de le porter là où il devait être enterré. Elle refusa.
Je la quittai : ce fut le troisième choc de ma journée.

C'était midi et les gens jeunaient sans avoir pris le repas de l'aube "shour" et il faisait très chaud.
Lahsen se mit à aider à exhumer les victimes : les blessés, les morts. Il assista d'autres personnes à extraire leurs affaires des décombres, toute la journée. Il a vu ce jour-là toutes les horreurs. Il a aidé à faire sortir les morts des décombres, il a vu les corps déchiquetés, les nombreuses et diverses blessures et pourtant, il n'a pas versé une seule larme pendant 25 ans ; maintenant, chaque fois qu'il se souvient ou qu'il parle ou encore que quelqu'un lui rappelle la catastrophe, il ne peut retenir ses larmes.

Vers 17 h, Lahsen se déplaça avec l'autorisation de sa mère pour aller voir ce qui se passait en Ville Nouvelle, à l'immeuble ASSIMA où habitait son professeur d'électricité, M. Garci.


"Je trouve l'immeuble sans habitants. L'immeuble a pris feu dans la nuit suite aux flammes partant du magasin d'un épicier. Je n'ai pu avoir de nouvelles de la famille de ce bon professeur M. Garci qui m'aidait à faire mes devoirs avec un café en plus. Je me fais rapidement une idée des immeubles tombés dans cette jolie Ville Nouvelle.
Je me déplace à Talborjt et c'est l'apocalypse que je vois. Les rues pêle-mêle, rien ne tient sur ses bases, mon Dieu, quel autre choc. Je retourne rejoindre ma famille pour leur raconter et dessiner l'état des lieux des deux cités visitées. Nous ne sommes pas seuls à avoir reçu cette catastrophe"
, leur ai-je dit.

Trois jours plus tard au soir, on reçut l'ordre d'évacuer le village et la ville même, et de nous installer temporairement sur les dunes de sable à l'entrée d'Inezgane.
Quelques semaines après, dans ce désert, sous les eucalyptus, on nous évacua au camp de Timersit sur le chemin menant à Taroudant. On y resta jusqu'à la distribution des baraques à Amsernat au Quartier industriel (Sud).

À Inezgane, ma mère me chargea d'une mission très délicate : il fallait aller en cachette dans ce qui était notre maison à Ihchach et récupérer un bambou de roseau caché dans un sac d'orge dans ma chambre minuscule. Ce sac me servait de bureau et un autre demi-sac me servait de chaise. Je faisais là mes dessins industriels sous la lumière des bougies. Je n'avais pas de lit, mais j'étais bien par terre sur des peaux de moutons.

"J'arrive donc à travers les buissons à côté de mon lycée Youssef Ben Tachfine.
Un silence horrible régnait dans toute la région bouclée où je cachais mon vélo (bécane) vers 3 h 30 du matin.
Je rampais sur presque 200 mètres comme on avait appris chez les scouts pour atteindre les nombreux cactus (aknari) qui entouraient notre maison.
J'éventrai le sac et je trouvai exactement le gros morceau de bambou et un petit tissu qui contenait quelques bijoux en argent de ma mère. J'en profitai pour récupérer mes lettres de correspondance que j'entretenais depuis 1955 en primaire avec deux français, une belge, une grecque et un togolais.
Je récupérais diverses photos et mon appareil photo que j'avais acheté en 1955. Avec cet appareil, j'avais photographié entièrement mon village en 1958 comme si je savais qu'il allait disparaître à jamais en 1960. C'était une vraie intuition divine je crois : ces quatre images qui me donnent aujourd'hui un panorama de ce beau village autonome où je suis né au fondouk Chaffeî.

Je récupérai mes boites de compas industriels que j'ai gardées jusqu'à ce jour ainsi que ma tenue de scout.
Je repartais très vite à travers les cactus que je connaissais les yeux fermés, je rampais mais, fatigué par ma petite charge et par les émotions, soudain je me levais ; du coup j'entendis des voix inaudibles et des tirs de sommation.
Je paniquais, volant jusqu'à mon vélo rouge, de marque Saint-Étienne, pour disparaître dans les ténèbres à l'extrême Sud du Quartier industriel, à côté du grand stade de football.
J'avais réussi à faire parvenir le bout de roseau à ma mère ; elle en sortit l'argent que son gendre avait laissé chez elle et les deux actes de deux maisons à Boutchakat : la sienne et celle de son gendre. Ce peu d'argent l'aida beaucoup dans sa détresse. Ma sœur me reprocha de ne pas avoir pris un peu d'orge du sac éventré pour le faire griller. Je leur dis qu'elles m'avaient envoyé à une mort certaine sans avoir vraiment mesuré les risques encourus".

Depuis ce jour-là et durant dix ans, Lahsen Roussafi n'a cessé de rêver d'Ihchach d'avant le tremblement de terre, de ses habitants, de ses ruelles, de ses maisons et de leurs couleurs, de ses fêtes, de ses joies et de tout.
Chaque nuit son rêve, et même dans certains rêves, il se parle en disant : "Ceci n'est qu'un rêve, comme le précédant" et sa conscience lui répond : "Ceci n'est pas un rêve, c'est la réalité". Quand il se réveille, il réalise que ce n'est qu'un rêve voire un cauchemar.
Ce fut ainsi durant une décennie.

Ensuite, ce genre de rêve vint par intermittence, mais ne cessa pas.


"Je me souviens qu'à l'Internat Foch à Rabat où nous avons repris les cours, les sinistrés d'Agadir criaient la nuit pendant leur sommeil. Nous dérangions les autres élèves européens qui se plaignirent au directeur européen qui vint passer une nuit parmi nous et constata le phénomène. Après, il nous donna un comprimé avant de dormir pour nous calmer".

Roussafi ne partit pas au camp de Timersit ; ce fut pour lui l'exode à Rabat comme les autres étudiants.

"Je suis allé au Centre de Bienfaisance de Casablanca Aîn Chock. J'admirais Hadj Âbed Soussi, cet homme pieux qui coiffait l'association de cet établissement. Il nous rendait visite quotidiennement et nous incitait à faire les cinq prières quotidiennes. Il donnait un dirham à celui qui faisait la prière avec lui, deux dirhams pour la première prière de l'aube ; il s'agissait de nous faire aimer la prière et de demander à Dieu de nous épargner les catastrophes du genre de celles de notre ville.
Il nous prodiguait des conseils et nous disait : "Vous êtes les enfants d'Agadir, vous devez étudier, faire preuve de patience et devenir les hommes de demain qui bâtiront la ville et conduiront les affaires. Vous serez capables de l'élever au rang de la ville économique qui est Casablanca. Elle vous attend pour sa survie, pour lui rendre son sourire et son prestige international. Il nous parlait en tachelhit, la langue maternelle d'Agadir.
À notre arrivée, le premier jour dans cet établissement, on mangeait à même le sol dans les escaliers ; on nous servait des pois chiches bouillis et des maquereaux. On se plaignit auprès de cet homme qui fit déplacer dans les 48 heures, la princesse Lalla Aïcha accompagnée de Fatima Hassar. En notre présence, il expliqua que les sinistrés méritaient égards et beaucoup de tendresse pour soulager leurs blessures morales et leur faire oublier l'enfer vécu lors du tremblement de terre. Puis, il dénonça ces gens qui affluaient de partout à l'entrée de la Bienfaisance pour adopter un ou deux garçons ou filles pour les utiliser comme domestiques chez eux. Il n'était pas question qu'un enfant d'Agadir soit cédé. Si l'État n'était pas capable de les prendre en charge, lui le ferait.


Lahsen confirma qu'à partir de ce jour-là, leur situation changea "féériquement" dit-il. On leur offrit tout ce dont ils avaient besoin en nourriture (variée), dortoirs bien soignés, trousseaux de vêtements, articles de toilette.
Quinze jours plus tard, ils étaient dispatchés dans les établissements scolaires de Casablanca en tant qu'internes, ou à Rabat, Meknès et Fez.



"Moi, je suis allé au Lycée des Orangers à Rabat et à l'internat Foch au quartier de l'Océan. C'était l'un des plus beaux internats du pays, dirigé par un français et tous les pions étaient des français qui suivaient des hautes études aux Universités de la capitale.
J'ai échoué à mes examens"
. "C'était prévisible, dit-il, Lahsen était bien là à Rabat, dans un internat, dans un bon lycée mais la tête était toujours ancrée dans son village Ihchach".

" Les scènes du drame ne me quittaient pas ; je vois, je rêve chaque nuit ma ville où je me promène en vélo ou à pieds. Je me dis dans mon rêve que je ne rêve pas et pourtant … je rêve. Je suis parmi mes collègues gadiris qui crient la nuit et dérangent les autres internes. J'ai échoué aux examens et pourtant, je suis parmi les meilleurs avec tableaux d'honneur au Lycée Youssef Ben Tachfine ; j'ai encore mes palmarès ".
" J'ai passé les vacances d'été en tant que volontaire à la Municipalité d'Agadir, comme d'autres camarades, pour créer des livrets d'état-civil aux sinistrés restant à Agadir. Ce document est devenu obligatoire suite à la catastrophe. On ne peut indemniser personne sans ce document. C'était aussi une bonne occasion pour moi de faire établir mon livret. Mon nom de famille au Lycée était Aït Hadj Lahsen. À partir de 1960, l'État marocain n'acceptait plus les "Aït". Il fallait prendre un autre nom et j'ai choisi celui d'un écrivain irakien : Roussafi et je suis devenu Roussafi depuis cette date.
" Au début de l'année suivante, je suis retourné à Rabat dans les mêmes établissements et j'ai obtenu mon diplôme d'électromécanicien. Sur le champ et sans chercher d'emploi, j'ai rejoint l'Office Chérifien des Phosphates à Khouribga grâce à Mme Hassar dont le mari était alors à la Direction Générale de l'Office Chérifien des Phosphates ".



Mme Hassar
était la collaboratrice de la Princesse Aïcha qui s'occupait des jeunes sinistrés. Quand les étudiants d'Agadir étaient à Rabat, Mademoiselle Henriette De Moulin, de nationalité belge, les prenait en charge sous l'autorité de la Princesse Aïcha. Elle avait son bureau au Ministère de la Santé ; c'était là qu'elle recevait tous les vendredis après-midi, les jeunes étudiants sinistrés pour délivrer à ceux qui avaient en avaient besoin, des bons d'achat à la Grande Galerie Lafayette du Centre-ville. Tous les achats étaient possibles : vêtements, chaussures, articles d'hygiène, fournitures scolaires, et même des friandises et des gâteaux secs. On nous délivrait aussi des billets gratuits dit de réquisition pour regagner Agadir et le retour aux vacances. Tous ces frais furent supportés par l'État belge.